Homélie du Pape lors de sa messe finale au Chili

Voici l’homélie prononcée par le pape François, ce jeudi 18 janvier 2018, sur la Playa Lobito, près d’Irique, lors de sa dernière messe au Chili en présence de migrants. Une célébration de « fraternité pour l’intégration des peuples ».

«Tel fut le commencement des signes que Jésus accomplit. C’était à Cana de Galilée” (Jn 2,11). Ainsi s’achève l’Évangile que nous avons écouté, et qui fait le récit de la première apparition publique de Jésus : ni plus ni moins lors d’une fête. Il ne pouvait en être autrement, puisque l’Évangile est une constante invitation à la joie. Dès le début, l’Ange dit à Marie : « Réjouis-toi » (Lc 1, 28). Réjouissez-vous, dit-il aux pasteurs ; réjouis-toi, dit-il à Élisabeth, femme âgée et stérile… ; réjouis-toi, fit entendre Jésus au bon larron, car aujourd’hui tu seras avec moi au paradis (cf. Lc 23, 43).

Le message de l’Évangile est source de joie : « Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Une joie qui se transmet de génération en génération et dont nous sommes les héritiers. Comme vous savez le faire, chers frères du nord du Chili ! Comme vous savez vivre la foi et la vie dans un climat de fête ! Je viens en pèlerin célébrer avec vous cette belle manière de vivre la foi. Vos fêtes patronales, vos danses religieuses – qui durent jusqu’à une semaine -, votre musique, vos vêtements font de cet endroit un sanctuaire de piété populaire. Car ce n’est pas une fête qui peut être enfermée dans le temple, mais plutôt vous arrivez à parer toute la population d’habits de fête. Vous savez célébrer en chantant et en dansant « la paternité, la providence, la présence amoureuse et constante de Dieu. Elle engendre des attitudes intérieures rarement observées ailleurs au même degré : patience, sens de la croix dans la vie quotidienne, détachement, ouverture aux autres, dévotion » (Paul VI, Exhort. ap. Evangelii nuntiandi, n. 48).

Les paroles du prophète Isaïe prennent vie : « Alors le désert deviendra un verger, et le verger sera pareil à une forêt » (32, 15). Cette terre, gagnée par le désert le plus sec du monde, parvient à se parer pour la fête. Dans ce climat de fête, l’Évangile nous présente l’intervention de Marie pour que la joie prévale. Elle fait attention à tout ce qui se passe autour d’elle et, en tant que bonne mère, elle ne reste pas tranquille et ainsi elle arrive à se rendre compte que pendant la fête, dans la joie partagée, quelque chose était en train de se passer : il y avait quelque chose qui était sur le point de faire ‘‘prendre eau’’ à la fête. Et lorsqu’elle s’approche de son Fils, les seules paroles que nous l’entendons prononcer sont : « ils n’ont pas de vin » (Jn 2, 3).

Et c’est ainsi que Marie marche dans nos villages, dans nos rues, sur nos places, dans nos maisons, dans nos hôpitaux. Marie est la Vierge de Tirana ; la Vierge Ayquina à Calama ; la Vierge de Las Peñas à Arica, qui [nous] accompagne dans nos ennuis de famille inextricables, ceux-là mêmes qui semblent nous étouffer le cœur, afin de s’approcher des oreilles de Jésus et de lui dire : regarde, « ils n’ont pas de vin ». Et ensuite, elle ne se tait pas, elle s’approche de ceux qui servent pour la fête et elle leur dit : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le » (Jn 2, 5). Marie, femme de peu de mots, mais bien concrets, s’approche également de chacun de nous rien que pour nous dire : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ».

Et ainsi débute le premier miracle de Jésus : faire sentir à ses amis qu’eux aussi prennent part au miracle. Car le Christ « est venu dans ce monde non par pour agir seul, mais avec nous, avec nous tous, pour être la tête d’un grand corps dont nous sommes, nous, les cellules vivantes, libres et actives » (San Alberto Hurtado, Meditación Semana Santa para jóvenes (1946). Le miracle commence quand les serviteurs s’approchent des jarres remplies qui étaient destinées aux ablutions. De même chacun d’entre nous peut aussi commencer le miracle, mieux, chacun d’entre nous est invité à prendre part au miracle pour les autres.

Chers frères, Iquique est une terre de rêves (c’est ce que signifie le nom en aymara) ; une terre ayant su héberger des gens de divers peuples et cultures qui ont dû quitter leurs proches, s’en aller. Une démarche toujours fondée sur l’espérance d’obtenir une vie meilleure, mais nous savons qu’elle est toujours accompagnée de sacs à dos chargés de peur et d’incertitude quant à l’avenir. Iquique est une zone de migrants qui nous rappelle la grandeur d’hommes et de femmes ; de familles entières qui, face à l’adversité, ne se résignent pas et se fraient une voie en quête de vie. Ils – surtout ceux qui ont dû quitter leur terre parce qu’ils ne disposaient pas du minimum nécessaire pour vivre – sont une icône de la Sainte Famille qui a dû traverser des déserts pour pouvoir survivre.

Cette terre est une terre de rêves, cependant faisons de sorte qu’elle continue d’être également une terre d’hospitalité. Hospitalité festive, car nous savons bien qu’il n’y a pas de joie chrétienne lorsque des portes se ferment ; il n’y a pas de joie chrétienne lorsqu’on fait sentir aux autres qu’ils sont de trop ou que parmi nous ils n’ont pas leur place (cf. Lc 16, 19-31). Comme Marie à Cana, efforçons-nous d’apprendre à être attentifs sur nos places et dans nos villages et à reconnaître ceux dont la vie ‘‘prend de l’eau’’ ; qui ont perdu – ou on leur a volé – les raisons de célébrer. Et n’ayons pas peur d’élever la voix pour dire : « ils n’ont pas de vin ». Le cri du peuple de Dieu, le cri du pauvre, sous forme de prière et qui élargit le cœur et nous enseigne à être attentifs. Soyons attentifs à toutes les situations d’injustice et aux nouvelles formes d’exploitation qui conduisent beaucoup de nos frères à perdre la joie de la fête. Soyons attentifs à la précarisation du travail qui détruit des vies et des foyers.

Soyons attentifs à ceux qui tirent profit de la situation irrégulière de beaucoup de migrants, parce qu’ils ne connaissent pas la langue ou n’ont pas les papiers en ‘‘règle’’. Soyons attentifs au manque de toit, de terre et de travail pour de nombreuses familles. Et comme Marie, disons avec foi : ils n’ont pas de vin. Comme les servants de la fête, apportons ce que nous avons, aussi insignifiant semble-t-il.

Comme eux, n’ayons pas peur de ‘‘donner un coup de main’’, et que notre solidarité ainsi que notre engagement pour la justice fassent partie de la danse ou du chant que nous pouvons entonner pour notre Seigneur. Profitons-en aussi afin d’apprendre et de nous laisser imprégner par les valeurs, la sagesse et la foi que les migrants portent avec eux. Sans nous fermer à ces ‘‘jarres’’ remplies de sagesse et d’histoire que portent ceux qui continuent d’arriver en ces contrées. Ne nous privons pas de tout le bien qu’ils ont à offrir. Et laissons Jésus achever le miracle, en transformant nos communautés et nos cœurs en signe vivant de sa présence, qui est joyeuse et festive, car nous avons fait l’expérience que Dieu-est- avec- nous, parce que nous avons appris à l’héberger parmi nous. Joie et fête contagieuses qui nous conduisent à ne laisser personne hors de l’annonce de cette Bonne Nouvelle.

Que Marie, sous les différentes évocations de cette terre bénie du nord, continue de susurrer à l’oreille de son Fils Jésus: «ils n’ont pas de vin», et qu’en nous continuent de se faire chair ses paroles: «Tout ce qu’il vous dira, faites-le ».

Discours du Pape à l’Université pontificale de Santiago

Vous trouverez ci-dessous le discours du pape François, prononcé ce mercredi 17 janvier 2018, à l’Université pontificale catholique de Santigo du Chili.

Monsieur le Grand Chancelier, Cardinal Ricardo Ezzati,
Frères dans l’épiscopat,
Monsieur le Recteur, Docteur Ignacio Sánchez,
Distinguées Autorités universitaires,
Chers professeurs, fonctionnaires,
Chers étudiants,

Je me réjouis de me retrouver avec vous dans cette Maison de formation qui, au cours de ses presque 130 années d’existence, a rendu un service inestimable au pays. Merci à Monsieur le Recteur de ses paroles de bienvenue au nom de toutes les personnes présentes. L’histoire de cette Université est étroitement liée, d’une certaine façon, à l’histoire du Chili. Ils sont des milliers, les hommes et les femmes qui, formés ici, ont assumé des charges importantes pour le développement de la patrie. Je voudrais évoquer en particulier la figure de saint Alberto Hurtado, en cette année qui marque le centième anniversaire du début de ses études ici. Sa vie devient un clair témoignage de la manière dont l’intelligence, l’excellence académique et le professionnalisme dans le travail, alliés à la foi, à la justice et à la charité, loin de diminuer, arrivent à se transformer en une force prophétique capable d’ouvrir des horizons et d’éclairer le chemin, en particulier pour les exclus de la société. Dans ce sens, je voudrais reprendre vos paroles, Monsieur le Recteur, quand vous disiez : « Nous nous trouvons devant des défis importants pour notre patrie, qui mettent en exergue la relation entre la cohabitation nationale et la capacité à avancer vers la communauté ».

1. La cohabitation nationale

Parler de défis c’est accepter qu’il y a des situations arrivées à un tel point qu’elles exigent d’être repensées. Ce qui, jusqu’à hier, pouvait être un facteur d’unité et de cohésion, requiert aujourd’hui de nouvelles réponses. Le rythme accéléré et la mise en œuvre quasi vertigineuse d’un certain nombre de processus et les changements qui s’imposent dans nos sociétés nous invitent de manière sereine, mais sans tarder, à une réflexion qui ne soit pas naïve, utopique et encore moins
volontariste. Ce qui ne signifie pas freiner le développement du savoir, mais faire de l’Université un lieu privilégié «pour pratiquer la grammaire du dialogue qui forme à la rencontre» (Discours aux participants à l’Assemblée plénière de la Congrégation pour l’Éducation Catholique, 9 février 2017). Etant donné que «la vraie sagesse [est] fruit de la réflexion, du dialogue et de la rencontre généreuse entre les personnes» (Lett. Enc. Laudato si’, n.47).
La cohabitation nationale est possible – entre autres choses – dans la mesure où nous créons des méthodes éducatives également génératrices de transformation, d’inclusion et de convivialité.

Éduquer à la cohabitation, ce n’est pas seulement adjoindre des valeurs à l’activité éducative, mais c’est générer une dynamique de convivialité dans le système éducatif lui-même. Ce n’est pas tant une question de contenu que d’enseigner à penser et à raisonner de manière inclusive. Ce que les classiques avaient l’habitude de qualifier de forma mentis. Et pour y parvenir, il faut développer ce que j’appellerais une alphabétisation globale qui sache moduler les processus de transformation en cours au sein de nos sociétés. Ce processus d’alphabétisation exige qu’on réalise de manière simultanée l’intégration des différents langages qui nous constituent comme personnes. C’est-à-dire une éducation (alphabétisation) qui intègre et harmonise l’intelligence (la tête), les affections (le cœur) et l’action (les mains). Cela offrira et donnera aux étudiants une croissance non seulement harmonieuse au niveau personnel mais, en même temps, au niveau social.

Il est urgent de créer des espaces où la fragmentation ne soit pas le schéma dominant, y compris de la pensée ; c’est pourquoi, il faut enseigner à penser ce qu’on sent et ce qu’on fait ; à sentir ce qu’on pense et ce qu’on fait ; à faire ce qu’on pense et ce qu’on sent. Un dynamisme de capacités au service de la personne et de la société. L’alphabétisation, fondée sur l’intégration des différents langages qui nous constituent, impliquera progressivement les étudiants dans leur propre processus de formation ; processus dans la perspective des défis avec lesquels l’avenir proche les confrontera. Le ‘‘divorce’’ entre les savoirs et les langages, l’alphabétisation concernant comment intégrer les différentes dimensions de la vie, l’unique chose à laquelle cela conduit, c’est la fragmentation et la rupture sociale.

Dans cette société liquide (Cf. Zygmunt Bauman, Modernidad liquida, 1999) ou légère (Cf. Gilles Lipovetsky, De la légèreté, 2016), comme ont voulu la qualifier certains penseurs, sont en train de disparaître les points de repère à partir desquels les personnes peuvent se construire individuellement et socialement. Il semble que de nos jours le “virtuel” soit le nouveau point de rencontre, caractérisé par l’instabilité, puisque tout se volatilise et perd donc consistance. Ce manque de consistance pourrait être l’une des raisons de la perte de conscience de l’espace public. Un espace qui requiert un minimum de transcendance par rapport aux intérêts privés (vivre plus et mieux), pour construire sur des fondements qui révèlent cette dimension très importante de notre vie, à savoir le ‘‘nous’’.

Sans cette conscience, et surtout sans un tel sentiment et par conséquent sans cette expérience, il est et il sera plus difficile de construire la nation ; et donc il semblerait que la seule chose importante et valable soit ce qui appartient à l’individu, et que tout ce qui se trouve hors de cette sphère devienne obsolète. Une culture de ce genre a perdu la mémoire, elle a perdu les liens qui soutiennent et rendent possible la vie. Sans le ‘‘nous’’ d’un peuple, d’une famille, d’une nation et, en même temps, sans le nous de l’avenir, des enfants et du lendemain, sans le nous d’une cité qui transcende le ‘‘moi’’ et soit plus grand que les intérêts individuels, la vie sera non seulement toujours plus morcelée mais aussi plus conflictuelle et violente.  L’Université, dans ce sens, a pour défi de créer de nouvelles dynamiques en son propre sein, qui surmontent toute fragmentation du savoir et favorisent une véritable universitas.

2. Avancer vers la communauté

D’où le second élément pour cette maison de formation : la capacité d’avancer en communauté. Je suis au courant des efforts d’évangélisation et de la vitalité joyeuse de la pastorale universitaire, signe d’une Église jeune, vivante et ‘‘en sortie’’. Les missions réalisées chaque année en diverses régions du pays sont un point fort et très enrichissant. Avec ces initiatives, vous parvenez à élargir l’horizon de votre regard et vous entrez en contact avec diverses situations qui, au-delà de l’événement passager, vous maintiennent mobilisés. Le ‘‘missionnaire’’ ne revient jamais pareil de la mission. Il fait l’expérience du passage de Dieu dans la rencontre avec tant de personnes.

Ces expériences ne peuvent pas rester coupées de ce qui se vit à l’université. Les méthodes classiques de recherche soufrent plus de certaines limites, lorsqu’il s’agit d’une culture comme la nôtre qui encourage la participation directe et instantanée des sujets. La culture actuelle requiert de nouveaux procédés capables d’inclure tous les acteurs qui façonnent la réalité sociale et, par conséquent, éducative. D’où l’importance d’élargir le concept de communauté éducative. Cette communauté est mise au défi de ne pas rester coupée des modes de connaissance ; et également de ne pas construire non plus un savoir indépendamment de ceux qui en sont bénéficiaires. Il est nécessaire que l’acquisition de connaissance sache créer une interaction entre l’école et la sagesse des peuples qui habitent cette terre bénie. Une sagesse riche d’intuitions, de ‘‘flair’’, que l’on ne peut pas ignorer quand on pense au Chili. Aussi sera créée cette synergie tellement enrichissante entre la rigueur scientifique et l’intuition populaire.

Cette étroite interaction entre les deux empêche le divorce entre la raison et l’action, entre la pensée et les sentiments, entre la connaissance et la vie, entre la profession et le service. La connaissance doit toujours être au service de la vie et se confronter à elle afin de continuer à progresser. Il en résulte que la communauté éducative ne peut pas se réduire aux écoles et aux bibliothèques, mais qu’elle doit se mesurer constamment au défi de la participation. Un tel dialogue ne peut se réaliser qu’à partir d’un épistème capable d’assumer une logique plurielle, c’est-à-dire, d’assumer l’interdisciplinarité et l’interdépendance des savoirs.«Dans ce sens, il est indispensable d’accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles. Elles ne constituent pas une simple minorité parmi d’autres, mais elles doivent devenir les principaux interlocuteurs, surtout lorsque l’on développe les grands projets qui affectent leurs espaces » (Lett. Enc. Laudato si’, n.146).

La communauté éducative porte en elle d’infinies possibilités et potentialités quand elle se laisse enrichir et interpeler par tous les acteurs qui configurent la réalité éducative. Cela requiert un plus grand effort sur le plan de la qualité et de l’intégration. Le service universitaire doit toujours viser la qualité et l’excellence mises au service de la cohabitation nationale. Dans ce sens, nous pourrions dire que l’Université devient un laboratoire pour l’avenir du pays, puisqu’elle parvient à incorporer en son sein la vie et la marche du peuple, en surmontant toute logique antagoniste et élitiste du savoir.

Une ancienne tradition de la Kabbale raconte que l’origine du mal se trouve dans la scission produite par l’être humain quand il a mangé de l’arbre de la science du bien et du mal. De cette manière, le savoir a acquis une primauté sur la Création, en la soumettant à ses schémas et à sa volonté (Cf. Gershom Scholem, La mystique juive, Paris 1985, p. 86). C’est peut-être là une tentation, latente dans tous les domaines académiques, celle de réduire la Création à quelques schémas d’interprétation, la privant du Mystère propre qui a conduit des générations entières à chercher ce qui juste, ce qui est bien, beau, et vrai. Et quand le Professeur, par sa sagesse, devient un ‘‘maître’’, il est capable de réveiller la capacité d’émerveillement chez nos étudiants. Émerveillement devant un monde et un univers à découvrir!

Aujourd’hui, la mission qui vous revient, revêt un caractère prophétique. Vous êtes invités à créer des processus qui éclairent la culture actuelle en proposant un humanisme renouvelé qui évite de tomber dans tout genre de réductionnisme. Et cette attitude prophétique qui nous est demandée incite à rechercher des lieux accessibles de dialogue plus que de confrontation ; des lieux de rencontre plus que de division ; des chemins de désaccord amical parce qu’on exprime des opinions différentes dans le respect des personnes qui marchent dans le souci honnête d’avancer en communauté vers une cohabitation nationale renouvelée.
Et si vous le lui demandez, je ne doute pas que l’Esprit Saint guidera vos pas pour que cette Maison continue à porter du fruit pour le bien du peuple chilien et pour la gloire de Dieu.

Je vous remercie à nouveau pour cette rencontre, et je vous demande de ne pas oublier de prier pour moi.

Discours du Pape aux jeunes du Chili

Vous trouverez ci-dessous le discours prononcé par le pape François pour les jeunes chiliens, ce mercredi 17 janvier 2018, au sanctuaire de Maipú à Santiago.

Ariel, moi aussi, je suis heureux d’être avec vous. Merci pour tes paroles de bienvenue au nom de tous ceux qui sont ici présents. C’est moi qui suis reconnaissant de pouvoir partager ce temps avec vous. Je considère qu’il est très important de pouvoir nous rencontrer et de marcher ensemble un moment, de nous aider à regarder en avant! Je suis heureux que cette rencontre se déroule ici, à Maipú. Sur cette terre où, dans une étreinte de fraternité, l’histoire du Chili a été fondée; en ce sanctuaire qui se dresse à la croisée des chemins du Nord et du Sud, qui unit la neige et l’océan, et qui fait que le ciel et la terre ont un foyer. Un foyer pour le Chili, un foyer pour vous, chers jeunes, où Notre-Dame du Carmel vous attend et vous reçoit le cœur ouvert. Tout comme elle a accompagné la naissance de cette nation et comme elle a accompagné tant de Chiliens durant ces deux cents ans, elle veut continuer à accompagner ces rêves que Dieu met dans vos cœurs : rêves de liberté, rêves de joie, rêves d’un avenir meilleur. Ce désir, comme tu le disais Ariel, d’‘‘être les protagonistes du changement’’. Etre des protagonistes.

Notre-Dame du Carmel vous accompagne pour que vous soyez les protagonistes du Chili dont rêvent vos cœurs. Et je sais que le cœur des jeunes Chiliens rêve, et rêve grand, parce que de ces terres sont nées des expériences qui progressivement se sont étendues et multipliées dans différents pays de notre continent. Qui les a impulsées? Des jeunes comme vous qui ont voulu vivre l’aventure de la foi. Parce que la foi provoque chez les jeunes des sentiments d’aventure qui invite à passer par des paysages incroyables, pas du tout faciles, pas du tout tranquilles… mais vous aimez les aventures et les défis. Mieux, vous vous ennuyez quand il n’y a pas de défis qui vous stimulent.

Cela se voit clairement, par exemple, chaque fois que se produit une catastrophe naturelle : vous avez une capacité énorme de vous mobiliser qui traduit la générosité de vos cœurs. Dans mon ministère épiscopal, j’ai pu découvrir qu’il y a beaucoup, mais beaucoup, de bonnes idées dans les cœurs et dans les esprits des jeunes. Ils sont préoccupés, en quête, idéalistes. Le problème, c’est nous les grands qui, très souvent, avec une tête de je-sais-tout, disons: ‘‘Il pense comme ça parce qu’il est jeune, il va bientôt mûrir’’. Il semblerait que mûrir ce soit accepter l’injustice, croire que nous ne pouvons rien faire, que tout a toujours été comme ça. Et prenant en compte toute la réalité des jeunes j’ai voulu réaliser cette année le Synode et, avant le Synode, la rencontre des jeunes pour qu’ils se sentent et soient protagonistes dans le cœur de l’Eglise; pour que nous aidions à ce que l’Eglise ait un visage jeune, non pas précisément en se maquillant avec des crèmes de rajeunissement, mais parce que, du fond du cœur, elle se laisse interpeller, elle se laisse questionner par ses enfants pour être toujours plus fidèle à l’Evangile.
Comme l’Eglise du Chili a besoin de vous, qui nous ‘‘remuez’’ et nous aidez à être plus proches de Jésus! Vos questions, votre désir de savoir, votre désir d’être généreux sont des exigences pour que nous soyons plus proches de Jésus. Nous sommes tous invités encore et encore à être proches de Jésus.

Laissez-moi vous raconter une anecdote. En m’entretenant un jour avec un jeune, je lui ai demandé ce qui le mettait de mauvaise humeur. Il m’a dit: ‘‘Quand le téléphone portable n’a plus de batterie ou quand je perds la connexion d’internet’’. Je lui demande: ‘‘Pourquoi?’’. Il me répond: ‘‘Père, c’est simple, je rate tout ce qui est en train de se passer, je reste hors du monde, comme suspendu. A ces moments, je sors en courant chercher un chargeur ou un réseau wifi et le mot de
passe pour me reconnecter’’. Cela m’a fait penser qu’avec la foi il peut nous arriver la même chose. Après un temps de cheminement ou d’enthousiasme initial, il y a des moments où, sans nous en rendre compte, ‘‘notre bande passante’’ commence à baisser et nous commençons à être sans connexion, sans batterie, et alors la mauvaise humeur nous gagne, nous redevenons sceptiques, tristes, sans force, et nous commençons à voir tout en mal. En restant sans cette ‘‘connexion’’ qui donne vie à nos rêves, le cœur commence à perdre force, à rester sans batterie, comme le dit cette chanson: «Le bruit alentour et la solitude de la ville nous isolent de tout. Le monde qui va à l’envers veut me submerger en étouffant mes idées» (La ley, Aquí.).

Sans connexion, sans la connexion avec Jésus, nous finissons par noyer nos idées, nos rêves, notre foi, et nous sommes gagnés par la mauvaise humeur. De protagonistes – que nous sommes et voulons être – nous pouvons en arriver à penser que faire quelque chose ou ne pas le faire, c’est pareil. Nous restons déconnectés de ce qui se passe ‘‘dans le monde’’. Nous commençons à sentir que nous restons ‘‘hors du monde’’, comme le disait ce jeune. Je suis inquiet quand en perdant la ‘‘connexion’’ beaucoup pensent qu’ils n’ont rien à apporter et sont comme perdus. Ne pense jamais que tu n’as rien à apporter, ou que tu ne manques à personne. Jamais! Cette pensée, comme aimait le dire Hurtado, ‘‘est le conseil du diable’’ qui veut te faire sentir que tu ne vaux rien… mais pour laisser les choses comme elles sont. Nous sommes tous nécessaires et importants, nous avons tous quelque chose à apporter.

Les jeunes de l’Evangile que nous avons entendu aujourd’hui voulaient cette connexion qui les aiderait à garder vivant le feu dans leurs cœurs. Ils voulaient savoir comment charger la batterie du cœur. André et l’autre disciple – qui ne dit pas son nom, et nous pouvons penser que cet autre disciple, c’est chacun d’entre nous – cherchaient le mot de passe pour se connecter avec Celui qui est «le Chemin, la Vérité et la Vie» (Jn 14, 6). Jean-Baptiste les a guidés. Et je crois que vous avez
un grand saint qui peut vous servir de guide, un saint qui allait en chantant avec sa vie: ‘‘Heureux, Seigneur, heureux’’. Hurtado avait une règle d’or, une règle pour enflammer son cœur avec ce feu capable de maintenir vivante la joie. Car Jésus est ce feu grâce auquel s’enflamme quiconque
s’approche. Le mot de passe de Hurtado était très simple – si vous le voulez bien, j’aimerais que vous le notiez sur vos téléphones. Il se demande: ‘‘Que ferait Jésus à ma place?’’ A l’école, à l’Université, dans la rue, à la maison, entre amis, au travail, devant celui qui vous brime. ‘‘Que ferait Jésus à ma place ?’’ Quand vous sortez danser, quand vous faites du sport ou allez au stade: ‘‘Que ferait Jésus à ma place ?’’, voilà le mot de passe, la batterie pour allumer notre cœur, allumer la foi et l’étincelle dans les yeux.

C’est cela être protagoniste de l’histoire. Les yeux scintillants parce que nous découvrons que Jésus est source de vie et de joie. Protagonistes de l’histoire parce que nous voulons communiquer cette étincelle à de nombreux cœurs éteints, opaques qui oublient ce qu’est espérer ; à
beaucoup qui s’ennuient et attendent que quelqu’un les invite et leur présente un défi grâce à quelque chose qui en vaut la peine. Etre protagoniste, c’est faire ce qu’a fait Jésus. Là où tu es, avec qui tu rencontres et au moment où tu te trouves : ‘‘Que ferait Jésus à ma place?’’. La seule manière de ne pas oublier un mot de passe, c’est de l’utiliser. Tous les jours. Viendra le moment où vous le connaitrez par cœur, et viendra le jour où sans vous en rendre compte, vos cœurs battront comme celui de Jésus. Car il ne suffit pas d’entendre un enseignement religieux ou d’apprendre une doctrine; ce que nous voulons, c’est de vivre comme Jésus a vécu. C’est pourquoi les jeunes de l’Evangile lui demandent : « Seigneur, où demeures-tu? » (Jn 1, 38). Comment vis-tu? Nous voulons vivre comme Jésus, c’est ce qui nous fait vibrer le cœur. Risquer, courir le risque.

Chers amis, soyez courageux, sortez en toute hâte à la rencontre de vos amis, de ceux qui ne savent pas ou qui sont dans une passe difficile. Allez avec la seule promesse que nous avons: au milieu du désert, du chemin, de l’aventure, il y aura toujours une «connexion», il existera toujours un ‘‘chargeur’’. Nous ne serons pas seuls. Nous jouirons toujours de la compagnie de Jésus, de sa Mère et d’une communauté. Une communauté qui n’est certainement pas parfaite, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas dotée d’une grande capacité pour aimer et n’ait pas beaucoup à offrir aux autres.

Chers amis, chers jeunes, « soyez les jeunes samaritains qui n’abandonnent jamais un homme à terre sur la route. Soyez les jeunes Cyrénéens qui aident le Christ à porter sa croix et qui soulagent la souffrance de leurs frères. Soyez comme Zachée qui transforme son cœur matérialiste en un cœur solidaire. Soyez comme la jeune Madeleine, passionnée en quête d’amour, qui trouve en Jésus seul les réponses dont elle a besoin. Ayez le cœur de Pierre, pour abandonner les filets le long
du lac. Ayez la tendresse de Jean pour mettre en lui toutes vos affections. Ayez la disponibilité de Marie pour chanter avec joie et faire sa volonté» (Card. Raul Silva Henriquez, Message aux jeunes (7 octobre 1979).

Chers amis, j’aimerais passer plus de temps ici. Merci pour cette rencontre et pour votre joie.

Je vous demande une faveur: n’oubliez pas de prier pour moi

Homélie du Pape à Temuco (Chili)

Voici ci-dessous l’homélie prononcée par le pape François, ce mercredi 17 janvier 2018, lors de la messe célébrée pour le «progrès des peuples», à Temuco (Chili), en présence de nombreux membres de la communauté Mapuche.

«Mari, Mari» (Bonjour)
«Küme tünngün ta niemün» «La paix soit avec vous» (Lc 24, 36)

Je rends grâce à Dieu de me permettre de visiter cette belle partie de notre continent, la Araucania : terre bénie par le créateur avec la fertilité d’immenses champs verts, avec des forêts denses d’araucarias impressionnants – le cinquième éloge de Gabriela Mistral à cette terre chilienne – (Gabriela Mistral, Elogios de la terra de Chile), ses majestueux volcans enneigés, ses lacs et ses rivières pleins de vie. Ce paysage nous élève vers Dieu et il est facile de voir sa main en chaque créature. De nombreuses générations d’hommes et de femmes ont aimé et aiment ce sol d’une jalouse gratitude. Et je veux m’arrêter et saluer spécialement les membres du peuple Mapuche, ainsi que les autres peuples autochtones qui vivent sur ces terres australes: Rapanui (Ile de Pâques), Aymara, Quechua et Atacamenos, et tant d’autres.

Cette terre, si nous la regardons avec des yeux de touristes, nous laissera extasiés, mais ensuite nous continuerons notre route, sans plus ; mais si nous nous approchons de son sol, nous l’entendrons chanter : « Arauco sent une douleur que je ne peux faire taire, ce sont les injustices de plusieurs siècles que tous voient commettre » (Violeta Parra, Arauca tiene una pena).

C’est dans ce contexte d’action de grâce pour cette terre et pour ses habitants, mais également de peine et de souffrance, que nous célébrons l’eucharistie. Et nous le faisons sur cet aérodrome de Maquehue sur lequel eurent lieu de graves violations des droits humains. Cette célébration, nous l’offrons pour tous ceux qui ont souffert et qui sont morts, et pour ceux qui, chaque jour, portent sur les épaules le poids de nombreuses injustices. Le don de Jésus prend en charge avec tout le péché et toute la souffrance de nos peuples, une souffrance pour être racheté.

Dans l’Evangile que nous avons entendu, Jésus prie le Père pour que «tous soient un» (Jn 17, 21). A un moment crucial de sa vie, il s’arrête afin de prier pour l’unité. Son cœur sait que l’une des pires menaces qui frappe et frappera les siens et toute l’humanité sera la division et l’affrontement, l’asservissement des uns par les autres. Que de larmes versées ! Nous voulons aujourd’hui entrer dans cette prière de Jésus, nous voulons entrer avec lui dans ce jardin de souffrance, avec nos souffrances également, pour demander au Père avec Jésus : que nous aussi soyons un. Ne permets pas que nous gagnent l’affrontement ni la division.

Cette unité voulue par Jésus est un don qu’il faut demander avec insistance pour le bien de notre terre et de ses enfants. Et il est nécessaire d’être attentifs aux possibles tentations qui peuvent apparaître et « polluer à la racine » ce don que Dieu veut nous faire et par lequel il nous invite à être d’authentiques protagonistes de l’histoire.

1. Les faux synonymes

L’une des principales tentations à affronter est de confondre unité et uniformité. Jésus ne demande pas à son Père que tous soient pareils, identiques ; puisque l’unité ne naît pas et ne naîtra pas du fait de neutraliser ou de taire les différences. L’unité n’est pas un simulacre d’intégration forcée ni de marginalisation harmonisatrice. La richesse d’une terre naît précisément du fait que chaque partie s’emploie à partager sa sagesse avec les autres. Ce n’est pas et ce ne sera pas une uniformité asphyxiante qui naît normalement de la domination et de la force du plus fort ; non plus une séparation qui ne reconnait pas la bonté des autres. L’unité demandée et offerte par Jésus reconnait ce que tout peuple, toute culture, est invité à apporter à cette terre bénie.

L’unité est une diversité réconciliée puisqu’elle ne tolère pas qu’en son nom soient légitimées des injustices personnelles ou communautaires. Nous avons besoin de la richesse que chaque peuple a à apporter, et il faut laisser de côté la logique de croire qu’existent des cultures supérieures ou inférieures. Un beau «chamal» demande que les tisserands connaissent l’art d’harmoniser les différents matériaux et couleurs ; qu’ils sachent donner le temps à chaque chose et à chaque étape. On pourra les imiter industriellement, mais nous reconnaîtrons tous qu’il s’agit d’un vêtement synthétique.

L’art de l’unité a besoin et requiert d’authentiques artisans qui sachent harmoniser les différences dans les « ateliers » des peuples, des chemins, des places et des paysages. Ce n’est pas un art de bureau, ni seulement de documents, c’est un art de l’écoute et de la reconnaissance. En cela s’enracinent sa beauté et sa résistance à l’usure du temps et des tempêtes qu’il devra affronter. L’unité dont nos peuples ont besoin demande que nous nous écoutions, mais surtout que nous nous reconnaissions mutuellement, qu’il ne faut pas tant « recevoir des informations sur les autres mais de recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aussi pour nous » (Exhort. ap. Evangeli gaudium, n. 246).

Cela nous fait déboucher sur le chemin de la solidarité comme manière de tisser l’unité, comme manière de construire l’histoire. Cette solidarité qui nous conduit à dire: nous avons besoin les uns des autres à partir de nos différences pour que cette terre continue d’être  belle. C’est la seule arme dont nous disposons contre la «déforestation» de l’espérance. C’est pourquoi nous demandons : Seigneur, fais de nous des artisans d’unité.

2. Les armes de l’unité

L’unité, pour être construite à partir de la reconnaissance et de la solidarité, ne peut accepter n’importe quel moyen à cette fin. Il y a des formes de violence qui, au lieu de stimuler les processus d’unité et de réconciliation, finissent par les compromettre. En premier lieu, nous devons être attentifs à l’élaboration de «beaux» accords qui ne parvient jamais à se concrétiser. Bonnes paroles, plans achevés, oui – ils sont nécessaires– mais qui, en ne se concrétisant pas, finissent «par effacer avec le coude ce qui a été écrit par la main». Cela aussi est de la violence, car cela déçoit l’espérance.

En second lieu, il est indispensable d’affirmer qu’une culture de la reconnaissance mutuelle ne peut pas se construire sur la base de la violence et de la destruction qui finissent par coûter des vies humaines. On ne peut demander la reconnaissance en détruisant l’autre, car la seule chose que cela éveille, c’est davantage de violence et de division. La violence appelle la violence, la destruction augmente la fracture et la séparation. La violence finit par faire mentir la cause la plus juste. C’est pourquoi nous disons «non à la violence qui détruit», sous toutes ses formes.

Ces attitudes sont comme la lave du volcan qui rase tout, brûle tout, laissant seulement sur son passage stérilité et désolation. Cherchons, en revanche, le chemin de la non-violence active « comme style d’une politique de paix » (Message pour la Journée Mondiale de la Paix 2017). Cherchons et ne nous lassons pas de chercher le dialogue pour l’unité. Pour cela disons avec force : Seigneur, fais de nous des artisans d’unité.

Nous tous qui, dans une certaine mesure, sommes peuple de la terre (Gn 2, 7), nous sommes appelés à Bien vivre (Küme Mongen) comme nous le rappelle la sagesse ancestrale du peuple Mapuche. Que de chemin à parcourir, que de chemin avec lequel se familiariser! Küme Mongen, un désir profond qui jaillit non seulement de nos cœurs, mais qui résonne comme un cri, comme un chant dans toute la création. C’est pourquoi frères, pour les enfants de cette terre, pour les enfants de leurs enfants, disons avec Jésus au Père : que nous aussi nous soyons un; fais de nous des artisans d’unité.

Allocution du pape François lors de la rencontre avec les prêtres, religieux, religieuses et séminaristes

Vous trouverez ci-dessous le texte officiel de l’allocution du pape François lors de la rencontre avec les prêtres, religieux, religieuses et séminariste telle que prononcée en la cathédrale de Santiago au Chili:

Chers frères et sœurs,

Je me réjouis de pouvoir partager cette rencontre avec vous. J’ai apprécié la façon dont le Cardinal Ezzati progressait en vous présentant: ici il y a… les consacrées, les consacrés, les prêtres, les diacres permanents, les séminaristes. Me vient à la mémoire le jour de notre ordination ou de notre consécration quand, après la présentation, nous disions : « Me voici Seigneur pour faire ta volonté ». Au cours de cette rencontre, nous voulons dire au Seigneur : « nous voici » pour renouveler notre oui. Nous voulons renouveler ensemble la réponse à l’appel qui un jour a secoué notre cœur.

Et pour ce faire, je crois que cela peut nous aider de partir du passage de l’Évangile que nous avons écouté et de partager trois moments connus par Pierre et par la première communauté: Pierre/la communauté abattue, Pierre/la communauté bénéficiaire de miséricorde et Pierre / la communauté transfigurée. Je fais jouer ce binôme Pierre-communauté parce que l’expérience des apôtres relève toujours de ce double aspect, l’un personnel et l’autre communautaire. Ils vont de pair et nous ne pouvons pas les séparer. Nous sommes certes appelés personnellement, mais toujours à faire partie d’un groupe plus grand. Le selfie vocationnel n’existe pas. La vocation exige que la photo te soit prise par un autre ; on n’y peut rien !

1. Pierre abattu
J’apprécie toujours le style des Évangiles qui ne décore pas ni n’embellit pas les évènements, et ne les dépeint pas plus beaux. Il nous présente la vie comme elle vient et non comme il faudrait qu’elle soit. L’Évangile ne craint pas de nous présenter les moments difficiles, et même conflictuels que les disciples ont traversés.

Recomposons la scène. Ils avaient tué Jésus ; certaines femmes disaient qu’il était vivant (Lc 24, 22-24). Même si elles ont vu Jésus Ressuscité, l’évènement est si fort que les disciples auront besoin de temps pour comprendre ce qui s’est passé. Compréhension qui leur viendra à la Pentecôte, avec l’envoi de l’Esprit Saint. L’apparition du Ressuscité prendra du temps pour trouver une place dans le cœur des siens.

Les disciples retournent à leurs lieux d’origine. Ils vont faire ce qu’ils savent faire : pêcher. Non pas tous, seuls quelques-uns. Divisés ? Dispersés ? Nous ne le savons pas. Ce que nous disent les Écritures, c’est qu’ils n’ont rien pêché. Les filets sont vides.

Cependant il y avait un autre vide qui pesait inconsciemment sur eux : le désarroi et le trouble à cause de la mort de leur Maître. Il n’est plus, il a été crucifié. Cependant ce n’était pas seulement lui qui a été crucifié, mais eux aussi, parce que la mort de Jésus a mis en évidence un tourbillon de conflits dans le cœur de ses amis. Pierre l’a renié, Judas l’a trahi, les autres ont fui et se sont cachés. Seule une poignée de femmes et le disciple bien-aimé sont restés. Les autres s’en sont allés. En l’espace de quelques jours, tout s’est effondré. Ce sont les heures de désarroi et de trouble dans la vie du disciple. Dans les moments « où la poussière des persécutions, des épreuves, des doutes, etc. est soulevée par les évènements culturels et historiques, il n’est pas facile trouver le chemin à suivre. Il existe diverses tentations propres à ces moment-là : agiter des idées, ne pas prêter l’attention adéquate au problème, faire trop de cas des persécuteurs… Et il me semble que la pire de toutes les tentations, c’est de rester là à ruminer le chagrin » (Jorge M. BERGOGLIO, Las cartas de la tribulación, 9, Ed. Diego de Torres, Buenos Aires 1987.). Oui, rester là à ruminer le chagrin.

Comme nous le disait le Cardinal Ezzati, « la vie sacerdotale et la vie consacrée au Chili ont traversé et traversent des heures difficiles de turbulences et des difficultés non négligeables. Parallèlement à la fidélité de l’immense majorité, l’ivraie du mal s’est développée avec son cortège de scandale et d’abandon ».

Moment de turbulences. Je connais la douleur qu’ont signifiée les cas d’abus commis sur des mineurs et je suis de près ce que l’on fait pour surmonter ce grave et douloureux mal. Douleur pour le mal et la souffrance des victimes et de leurs familles, qui ont vu trahie la confiance qu’elles avaient placée dans les ministres de l’Église. Douleur pour la souffrance des communautés ecclésiales, et douleur pour vous, frères, qui, en plus de l’épuisement dû à votre dévouement, avez vécu la souffrance qu’engendrent la suspicion et la remise en cause, ayant pu provoquer chez quelques-uns ou plusieurs le doute, la peur et le manque de confiance. Je sais que parfois vous avez essuyé des insultes dans le métro ou en marchant dans la rue, qu’être « habillé en prêtre » dans beaucoup d’endroits se « paie cher ». C’est pourquoi je vous invite à ce que nous demandions à Dieu de nous donner la lucidité d’appeler la réalité par son nom, le courage de demander pardon et la capacité d’apprendre à écouter ce que le Seigneur est en train de nous dire.

J’aimerais ajouter en outre un autre aspect important. Nos sociétés sont en train de changer. Le Chili d’aujourd’hui est bien différent de celui que j’ai connu dans ma jeunesse, quand je me formais. Sont en train de naître de nouvelles et différentes formes culturelles qui ne cadrent pas avec les repères connus. Et il faut reconnaître que, souvent, nous ne savons pas comment nous insérer dans ces nouvelles circonstances. Souvent, nous rêvons des « oignons d’Égypte » et nous oublions que la terre promise est devant. Que la promesse date d’hier mais est faite pour l’avenir. Et nous pouvons céder à la tentation de nous enfermer et de nous isoler pour défendre nos approches qui finissent par devenir rien de plus que de bons monologues. Nous pouvons être tentés de penser que tout va mal, et au lieu d’annoncer une « bonne nouvelle », la seule chose que nous annonçons, c’est l’apathie et la désillusion. Ainsi nous fermons les yeux face aux défis pastoraux en croyant que l’Esprit n’aurait rien à dire. Ainsi nous oublions que l’Évangile est un chemin de conversion, non seulement pour « les autres », mais pour nous aussi.

Que cela nous plaise ou pas, nous sommes invités à affronter la réalité telle qu’elle se présente à nous. La réalité personnelle, communautaire et sociale. Les filets –affirment les disciples- sont vides, et nous pouvons comprendre les sentiments que cela génère. Ils reviennent à la maison sans grandes aventures à raconter ; ils reviennent à la maison les mains vides ; ils reviennent à la maison, abattus.

Que reste-t-il de ces disciples forts, enthousiastes, qui se donnaient des airs, qui se sentaient choisis et qui avaient tout quitté pour suivre Jésus ? (cf. Mc 1, 16-20) ; que reste-t-il de ces disciples sûrs d’eux-mêmes prêts à aller en prison et qui iraient jusqu’à donner leur vie pour leur Maître (cf. Lc 22, 33), et qui pour le défendre voulaient faire descendre du feu sur la terre (cf. Lc 9, 54) ; pour lequel ils dégaineraient l’épée et combattraient ? (cf. Lc 22, 49-51), que reste-t-il du Pierre qui apostrophait son Maître sur la manière dont celui-ci devrait gérer sa vie ? (cf. Mc 8, 31-33).

2. Pierre bénéficiaire de miséricorde
C’est l’heure de vérité dans la vie de la première communauté. C’est l’heure où Pierre a été

confronté à une partie de lui-même. À la partie de sa vérité que tant de fois il n’a pas voulu voir. Il a fait l’expérience de ses limites, de sa fragilité, de son être de pécheur. Pierre, l’homme de tempérament, le chef impulsif et sauveur, avec une bonne dose d’autosuffisance et un excès de confiance en lui-même ainsi qu’en ses capacités, a dû accepter sa faiblesse et son péché. Il était aussi pécheur que les autres, il était aussi démuni que les autres, il était aussi fragile que les autres. Pierre a déçu celui qu’il avait promis de protéger. Heure cruciale dans la vie de Pierre.

Comme disciples, comme Église, la même chose peut nous arriver : il existe des moments où nous ne nous retrouvons pas devant nos exploits, mais devant notre faiblesse. Heures cruciales dans la vie des disciples, pourtant c’est en ces heures que naît l’apôtre. Laissons-nous guider par le texte. «Quand ils eurent mangé, Jésus dit à Simon-Pierre : “Simon, fils de Jean, m’aimes-tu vraiment plus que ceux-ci ?”» (Jn 21, 15).

Après le repas, Jésus invite Pierre à faire un tour et l’unique parole est une interrogation, une interrogation d’amour: M’aimes-tu? Jésus ne s’oriente pas vers la réprimande ni vers la condamnation. La seule chose qu’il veut faire, c’est de sauver Pierre. Il veut le sauver du danger de rester enfermé dans son péché, de rester là à ‘‘ruminer’’ le chagrin, fruit de ses limites ; du risque de laisser s’effondrer, à cause de ses limites, tout ce qu’il avait vécu de bien avec Jésus. Jésus veut le sauver de l’enfermement et de l’isolement. Il veut le sauver de cette attitude destructrice qui consiste à se faire passer pour une victime, ou au contraire, à tomber dans un « toujours le même » et qui, au bout du compte, finit par édulcorer n’importe quel engagement avec le relativisme le plus nocif. Il veut le libérer du fait de considérer celui qui s’oppose à lui comme un ennemi, ou de ne pas accepter avec sérénité les contradictions ou les critiques. Il veut le libérer de la tristesse et spécialement de la mauvaise humeur. Avec cette question, Jésus invite Pierre à écouter son cœur et à apprendre à discerner. Car « ce n’est pas le propre de Dieu de défendre la vérité au détriment de la charité, ni la charité aux dépens de la vérité, ou l’équilibre au détriment des deux. Jésus veut éviter que Pierre ne devienne un vrai destructeur, ou un menteur charitable ou une personne perplexe paralysée» (cf. Ibid.), comme cela peut nous arriver dans ces situations.

Jésus a interrogé Pierre sur son amour et il a insisté auprès de lui jusqu’à ce qu’il puisse lui donner une réponse réaliste : « Seigneur, toi, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime » (Jn 21, 17). C’est ainsi que Jésus l’a confirmé dans sa mission. C’est ainsi qu’il devient définitivement son apôtre.

Qu’est-ce qui consolide Pierre comme apôtre ? Qu’est-ce qui nous maintient apôtres? Une seule chose: «nous avons été traités avec miséricorde » (1 Tm 1, 12-16). « Au cœur de nos péchés, de nos limites, de nos misères ; au milieu de nos nombreuses chutes, Jésus Christ nous a vus, il s’est approché, il nous a donné sa main et nous a traités avec miséricorde. Chacun d’entre nous pourrait en faire mémoire, en repensant à toutes les fois où le Seigneur l’a vu, l’a regardé, s’est approché et l’a traité avec miséricorde » (Message Vidéo au CELAM à l’occasion du Jubilé extraordinaire de la Miséricorde sur le Continent américain, 27 août 2016). Nous ne sommes pas ici parce que nous serions meilleurs que les autres. Nous ne sommes pas des superhéros qui, de leur hauteur, descendent pour rencontrer des « mortels ». Mais plutôt, nous sommes envoyés avec la conscience d’être des hommes et des femmes pardonnés. Et c’est la source de notre joie. Nous sommes consacrés, pasteurs à la manière de Jésus blessé, mort et ressuscité. Le consacré est celui qui trouve dans ses blessures les signes de la Résurrection. Il est celui qui peut voir dans les blessures du monde la force de la Résurrection. Il est celui qui, à la manière de Jésus, ne va pas à la rencontre de ses frères avec le reproche et la condamnation.

Jésus Christ ne se présente pas aux siens sans ses blessures ; précisément c’est grâce à ses blessures que Thomas peut confesser sa foi. Une Église avec des blessures est capable de comprendre les blessures du monde d’aujourd’hui, et de les faire siennes, de les porter en elle- même, d’y prêter attention et de chercher à les guérir. Une Église avec des blessures ne se met pas au centre, ne se croit pas parfaite, mais elle place au centre le seul qui peut guérir les blessures et qui a pour nom: Jésus Christ.

La conscience d’être nous-mêmes blessés nous libère; oui, elle nous libère du risque de devenir autoréférentiels, de nous croire supérieurs. Elle nous libère de cette tendance « prométhéenne de ceux qui, en définitive, font confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement fidèles à un style catholique justement propre au passé » (Exhort. ap. Evangelii Gaudium, n.94).

En Jésus, nos blessures sont ressuscitées. Elles nous rendent solidaires; elles nous aident à détruire les murs qui nous enferment dans une attitude élitiste pour nous encourager à construire des ponts et aller à la rencontre de tant de personnes assoiffées du même amour miséricordieux que seul Christ peut nous offrir. Que de fois « rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes, méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions notre histoire d’Église, qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service, de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la sueur de notre front » (Ibid., n.96). Je vois avec une certaine préoccupation qu’il existe des communautés qui vivent, mues plus par le découragement de ne plus être à l’affiche, par le souci d’occuper les espaces, de paraître et de se montrer, que par celui de se retrousser les manches et de sortir afin de toucher la réalité difficile de notre peuple fidèle.

Qu’elle est lourde d’interrogation, la réflexion de ce saint chilien qui faisait remarquer : «Elles seront, en effet, fausses méthodes toutes celles qui seraient imposées en raison de l’uniformité ; toutes celles qui prétendent nous conduire à Dieu en nous faisant perdre de vue nos frères ; toutes celles qui nous font fermer les yeux sur l’univers, au lieu de nous apprendre à les ouvrir pour tout élever vers le Créateur de tout être ; toutes celles qui rendent égoïstes et nous conduisent à nous replier sur nous-mêmes » (SAN ALBERTO HURTADO, Discurso a jóvenes de la Acción Católica,1943).

Le peuple de Dieu n’attend pas de nous ni nous demande que nous soyons des superhéros, il veut des pasteurs, des consacrés, qui aient de la compassion, qui sachent tendre la main, qui sachent s’arrêter devant la personne à terre et, comme Jésus, qui aident à sortir de cette obsession de « ruminer » le chagrin qui empoisonne l’âme.

3. Pierre transfiguré
Jésus invite Pierre à discerner et, ainsi, commencent à prendre force de nombreux évènements de la vie de Pierre, comme le geste prophétique du lavement des pieds. Pierre, lui qui a résisté avant de se laisser laver les pieds, commence à comprendre que la véritable grandeur passe par le fait de se faire petit et serviteur (« Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » [Mc. 9,35]).

Quelle pédagogie de la part de notre Seigneur ! Du geste prophétique de Jésus à l’Église prophétique qui, lavée de son péché, n’a pas peur de sortir pour servir une humanité blessée.

Pierre a connu dans sa chair la blessure non seulement du péché, mais aussi de ses propres limites et faiblesses. Pourtant il a découvert en Jésus que ses blessures peuvent être un chemin de Résurrection. Connaître Pierre abattu pour connaître Pierre transfiguré est l’invitation à passer d’une Église de personnes abattues en proie au chagrin à une Église servante des nombreuses personnes abattues qui se trouvent à nos côtés. Une Église capable de se mettre au service de son Seigneur en celui qui a faim, en celui qui est prisonnier, en celui qui a soif, en celui qui est expulsé, en celui qui est nu, en celui qui est malade… (Mt 25, 35). Un service qui ne s’identifie pas à de l’assistanat ou à du paternalisme, mais à une conversion du cœur. Le problème n’est pas seulement de donner à manger au pauvre, de vêtir celui qui est nu, d’être aux côtés de celui qui est malade, mais de considérer que le pauvre, la personne nue, le malade, le prisonnier, la personne expulsée sont dignes de s’asseoir à nos tables, de se sentir « à la maison » parmi nous, de se sentir en famille. C’est le signe que le Royaume des Cieux est parmi nous. C’est le signe d’une Église qui a été blessée par son péché, a obtenu miséricorde da la part de son Seigneur, et qui est devenue prophétique par vocation.

Redevenir prophétique, c’est renouveler notre engagement à ne pas vouloir un monde idéal, une communauté idéale, un disciple idéal pour vivre ou pour évangéliser, mais c’est créer les conditions afin que chaque personne abattue puisse rencontrer Jésus. On n’aime pas les situations ni les communautés idéales, on aime les personnes.

La reconnaissance sincère, douloureuse et priante de nos limites, loin de nous éloigner de notre Seigneur, nous permet de revenir vers Jésus en sachant qu’il « peut toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesses ecclésiales, elle ne vieillit jamais… Chaque fois que nous cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent des voies nouvelles, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde d’aujourd’hui » (Exhort. ap. Evangelii Gaudium, n.11). Que cela nous fait du bien à nous tous de laisser Jésus renouveler nos cœurs!

Quand je commençais cette rencontre, je vous disais que nous venions pour renouveler notre oui, avec enthousiasme, avec passion. Nous voulons renouveler notre oui, mais un oui réaliste, parce qu’il est soutenu par le regard de Jésus. Je vous invite à faire dans votre cœur, quand vous serez rentrés chez vous, une espèce de testament spirituel, à la manière du Cardinal Raul Silva Henriquez. Cette belle prière qui commence en disant:

«L’Église que j’aime est la Sainte Église de chaque jour… la tienne, la mienne, la Sainte Église de chaque jour…

Jésus Christ, l’Évangile, le pain, l’Eucharistie, le Corps du Christ humble chaque jour. Avec des visages de pauvres et des visages d’hommes et de femmes qui chantaient, qui luttaient, qui souffraient. La Sainte Église de chaque jour».

Comment est l’Église que tu aimes? Aimes-tu cette Église blessée qui trouve la vie dans les plaies de Jésus?

Merci pour cette rencontre. Merci pour l’opportunité de renouveler avec vous le «Oui». Que Notre-Dame du Carmel vous couvre de son manteau. S’il vous plaît, n’oubliez pas de prier pour moi. [00055-FR.01] [Texte original: Espagnol]

Allocution du pape François lors de sa visite au centre de détention pour femmes de Santiago, Chili

Vous trouverez ci-dessous le texte de l’allocution du pape François lors de la visite au Centre de détention pour femmes de Santiago, Chili:

Chers sœurs et frères,
Merci pour l’occasion que vous m’offrez de pouvoir vous rendre visite; il est important pour moi de partager ce temps avec vous et de pouvoir être plus proche de beaucoup de nos frères qui aujourd’hui sont privés de liberté. Merci, Sœur Nelly, de vos paroles et surtout de témoigner que la vie triomphe toujours de la mort. Merci Janeth de vouloir partager, avec nous tous, tes douleurs et cette courageuse demande de pardon. Que de choses devons-nous apprendre de ton attitude de courage et d’humilité ! Je te cite : « Nous demandons pardon à tous ceux que nous avons blessés par nos délits ». Merci de nous rappeler cette attitude sans laquelle nous nous déshumanisons, nous perdons conscience du fait que nous nous trompons et que chaque jour nous sommes invités à prendre un nouveau départ.

À l’instant même me vient aussi à l’esprit la phrase de Jésus: «Celui […] qui est sans péché, qu’il soit le premier à jeter une pierre » (Jn 8, 7). Il nous invite à abandonner la logique simpliste de diviser la réalité entre bons et mauvais, pour entrer dans cette autre dynamique à même d’assumer la fragilité, les limites et y compris le péché, pour nous aider à aller de l’avant.

Quand j’entrais, deux mères m’attendaient avec leurs enfants et des fleurs. Ce sont elles qui m’ont souhaité la bienvenue, qu’on peut bien exprimer en trois mots : mères, enfants et fleurs.

Mère: beaucoup d’entre vous sont des mères et savent ce que signifie donner la vie. Vous avez su ‘‘porter’’ dans votre sein une vie et engendrer. La maternité n’est jamais ni ne sera jamais un problème, c’est un don, l’un des présents les plus merveilleux que vous puissiez faire. Aujourd’hui, vous vous trouvez devant un défi très semblable: il s’agit aussi de donner la vie. Aujourd’hui, on vous demande d’engendrer l’avenir. De le faire grandir, de l’aider à se développer. Non seulement pour vous, mais aussi pour vos enfants et pour la société tout entière. Vous, les femmes, vous avez une capacité incroyable de pouvoir vous adapter aux situations et d’aller de l’avant. Je voudrais en ce jour faire appel à cette capacité de faire naître l’avenir qui vit en chacune d’entre vous. Cette capacité qui vous permet de lutter contre les nombreux déterminismes ‘‘chosifiants’’ qui finissent par tuer l’espérance.

Être privé de liberté, comme tu le disais si bien Janet, n’est pas synonyme de perdre les rêves et l’espérance. Être privé de liberté, ce n’est pas la même chose que d’être privé de dignité. D’où la nécessité de lutter contre tout type de carcan, d’étiquette selon lesquels on ne peut pas changer, ou que cela ne vaut pas la peine, ou que tout revient au même. Chères sœurs, non! Tout ne revient pas au même. Chaque effort qui se fait pour lutter en vue d’un lendemain meilleur – même si bien des fois il semble tomber dans un sac troué – portera toujours des fruits et sera récompensé.

Le deuxième mot, c’est enfants: ils sont force, ils sont espérance, ils sont encouragement. Ils sont le souvenir vivant du fait que la vie se construit vers l’avenir et non vers le passé. Aujourd’hui tu es privée de liberté, mais cela ne signifie pas que cette situation marque la fin. D’aucune manière! Il faut toujours regarder l’horizon, vers l’avenir, vers la réinsertion dans la vie courante de la société. C’est pourquoi, je loue et invite à intensifier tous les efforts possibles pour que les projets comme l’Espace Mandela et la Fondation Femme, lève-toi puissent gagner en importance et se renforcer.

Le nom de la Fondation semble me rappeler cette scène de l’Évangile où beaucoup se moquaient de Jésus parce qu’il a dit que la fille du chef de la synagogue n’était pas morte, mais qu’elle dormait. Face aux moqueries, l’attitude de Jésus est pragmatique: en entrant là où elle était, il la prit par la main et lui dit: «Jeune fille, je te le dis, lève-toi» (Mc 5, 21). Ce genre d’initiatives constitue un signe vivant de ce Jésus qui entre dans la vie de chacun d’entre nous, qui va au-delà de toute moquerie, qui ne considère aucune bataille comme perdue, au point de nous prendre par la main et de nous inviter à nous lever. Qu’il est bon qu’il y ait des chrétiens et des personnes de bonne volonté qui suivent les traces de Jésus et qui sont déterminés à entrer et à être signe cette main tendue qui relève!

Nous savons tous que souvent, malheureusement, la peine de prison se réduit surtout à une punition, sans offrir des moyens adéquats afin de créer des processus. Et c’est mauvais. En revanche, ces espaces qui promeuvent des programmes de formation au travail et un accompagnement pour recoudre les liens sont un signe d’espérance et d’avenir. Aidons à ce qu’ils grandissent. Il ne faut pas réduire la sécurité publique à des mesures de contrôle accentué, mais et surtout, il faut l’édifier sur des mesures de prévention, sur le travail, sur l’éducation et en faisant grandir la communauté.

Et enfin, fleurs: je crois que c’est ainsi que la vie fleurit, que la vie parvient à nous offrir sa plus grande beauté ; quand nous arrivons à travailler de concert les uns avec les autres de sorte que la vie gagne, qu’elle dispose toujours davantage de possibilités. Avec ce sentiment, je voudrais bénir et saluer tous les agents pastoraux, volontaires, professionnels et, de manière spéciale, les fonctionnaires de la Gendarmerie ainsi que leurs familles. Je prie pour vous. Vous avez une tâche délicate et complexe, et pour cela j’invite les Autorités à ce qu’ils puissent vous offrir également les conditions nécessaires pour accomplir votre travail dans la dignité. Dignité qui engendre dignité.

À Marie, qui est Mère et dont nous sommes les enfants, dont vous êtes les filles, nous demandons d’intercéder pour vous, pour chacun de ses enfants, pour les personnes que vous portez dans vos cœurs, et de vous couvrir de son manteau. Et s’il vous plaît, je vous demande de ne pas oublier de prier pour moi.

Et ces fleurs que vous m’avez offertes, je les porterai à la Vierge au nom de vous toutes. De nouveau, merci!

[00054-FR.01] [Texte original: Espagnol]

Échos du Vatican

Le pape François entame son 22ème voyage apostolique en visitant le Chili et le Pérou, jusqu’au 21 janvier, sur le thème de la paix et de l’espérance.

Homélie du pape François lors de la Messe au Parc O’Higgins de Santiago, Chili

Vous trouverez ci-dessous le texte officiel de l’homélie du pape François lors de la Messe célébrée au Parc O’Higgins de Santiago au Chili:

«Voyant les foules» (Mt 5, 1). En ces premières paroles de l’Évangile, nous trouvons dans quelle attitude Jésus veut venir à notre rencontre, cette même attitude par laquelle Dieu a toujours surpris son peuple (cf. Ex 3, 7). La première attitude de Jésus est de voir, c’est de regarder le visage des siens. Ces visages suscitent l’amour viscéral de Dieu. Ce ne sont pas des idées ou des concepts qui font agir Jésus… ce sont les visages, ce sont les personnes; c’est la vie qui crie vers la Vie que le Père veut nous transmettre.

En voyant les foules, Jésus regarde le visage des personnes qui le suivaient et le plus beau, c’est de constater qu’en retour ils trouvent dans le regard de Jésus l’écho de leurs quêtes et aspirations. De cette rencontre naît la liste des béatitudes qui sont l’horizon vers lequel nous sommes invités et les défis à affronter. Les béatitudes ne naissent pas d’une attitude passive face à la réalité, ni ne peuvent non plus trouver leur origine dans un spectateur devenant un triste auteur de statistiques de ce qui se passe. Elles ne proviennent pas de prophètes de malheur qui se contentent de semer de la désillusion. Ni non plus de mirages qui nous promettent le bonheur avec un ‘‘clic’’, le temps d’ouvrir et de fermer les yeux. Par contre, les béatitudes naissent du cœur compatissant de Jésus qui rencontre le cœur d’hommes et de femmes qui veulent et désirent une vie bénie; d’hommes et de femmes qui savent ce qu’est la souffrance ; qui connaissent le désarroi et la douleur qu’on éprouve quand ‘‘tout s’affaisse sous vos pieds’’ ou que ‘‘les rêves sont noyés’’ et que le travail de toute une vie s’écroule ; mais qui sont davantage tenaces et davantage combatifs pour aller de l’avant; qui sont davantage capables de reconstruire et de recommencer.

Que le cœur chilien est capable de reconstruire et de recommencer! que vous êtes capables de vous lever après de nombreuses chutes! C’est à ce cœur que Jésus fait appel ; c’est à ce cœur que sont destinées les béatitudes.

Les béatitudes ne naissent pas d’attitudes critiques ni de ‘‘bavardages à bon marché’’ de ceux qui croient tout savoir mais ne veulent s’engager ni à rien ni avec personne, et finissent ainsi par bloquer toute possibilité de créer des processus de transformation et de reconstruction dans nos communautés, dans nos vies. Les béatitudes naissent du cœur miséricordieux qui ne se lasse pas d’espérer. Et il fait l’expérience que l’espérance «est le jour nouveau, l’extirpation d’une immobilité, la remise en cause d’une prostration négative » (PABLO NERUDA, El habitante y su esperanza, p. 5).

En disant heureux le pauvre, celui qui pleure, la personne affligée, le malade, celui qui a pardonné…, Jésus vient extirper l’immobilité paralysante de celui qui croit que les choses ne peuvent pas changer, de celui qui a cessé de croire au pouvoir régénérateur de Dieu le Père et en ses frères, spécialement en ses frères les plus fragiles, en ses frères rejetés. Jésus, en proclamant les béatitudes, vient remettre en cause cette prostration négative appelée résignation qui nous fait croire que nous pouvons vivre mieux si nous esquivons les problèmes ou nous enfermons dans nos conforts, si nous nous endormons dans un conformisme tranquillisant (Cf. Exhort. Ap. Evangelii gaudium, n. 2). Cette résignation qui nous conduit à nous isoler de tout le monde, à nous diviser, à nous séparer ; à devenir aveugles face à la vie et à la souffrance des autres.

Les béatitudes sont ce jour nouveau pour tous ceux qui continuent de miser sur l’avenir, qui continuent de rêver, qui continuent de se laisser toucher et pousser par l’Esprit de Dieu.

Qu’il nous fait du bien de penser que Jésus, depuis le Cerra Renca ou Puntilla vient nous dire : heureux…! Oui, heureux vous et vous; heureux vous qui vous laissez contaminer par l’Esprit de Dieu et qui luttez et travaillez pour ce jour nouveau, pour ce Chili nouveau, car le royaume des cieux vous appartiendra. «Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu» (Mt 5, 9).

Face à la résignation qui, comme une méchante rumeur, compromet les relations vitales et nous divise, Jésus nous dit: heureux ceux qui œuvrent pour la réconciliation. Heureux ceux qui sont capables de se salir les mains et de travailler pour que d’autres vivent en paix. Heureux ceux qui s’efforcent pour ne pas semer de la division. Ainsi, la béatitude fait de nous des artisans de paix; elle nous invite à nous engager pour que l’esprit de réconciliation gagne de l’espace parmi nous. Veux-tu l’épanouissement? Veux-tu le bonheur? Heureux ceux qui œuvrent pour que les autres puissent avoir une vie épanouie. Veux-tu la paix? Travaille pour la paix.

Je ne peux m’empêcher d’évoquer ce grand pasteur de Santiago, quand lors d’un Te Deum il disait: «Si tu veux la paix, travaille pour la justice… Et si quelqu’un nous demande ‘‘qu’est-ce que la justice?’’ ou si au contraire elle consiste simplement à ‘‘ne pas voler’’, nous lui dirons qu’il existe une autre justice: celle qui exige que chaque homme soit traité comme homme» (Card. Raúl SILVA HENRÍQUEZ, Homélie lors du Te Deum Œcuménique, 18 septembre 1977).

Semer la paix par la proximité, dans le voisinage! En sortant de sa maison et en regardant les visages, en allant à la rencontre de celui qui est dans une mauvaise passe, qui n’a pas été traité comme une personne, comme un digne enfant de ce pays. C’est pour nous l’unique façon de tisser un avenir de paix, de recoudre une réalité qui peut s’effilocher. L’artisan de paix sait qu’il faut souvent vaincre de grandes ou de petites mesquineries et des ambitions, qui trouvent leur origine dans la prétention de grandir et de ‘‘se faire un nom’’, de gagner du prestige au détriment des autres. L’artisan de paix sait qu’il ne suffit pas de dire: je ne fais de mal à personne, puisque comme disait saint Albert Hurtado: «C’est très bien de ne pas faire de mal, mais il est très difficile de faire du bien» (Meditación radial, avril 1944).

Construire la paix est un processus qui nous place en face d’un défi et stimule notre créativité à créer des relations permettant de voir dans mon voisin non pas un étranger, un inconnu, mais un enfant de ce pays.

Confions-nous à la Vierge Immaculée qui depuis le Cerra San Cristobal protège et accompagne cette ville. Qu’elle nous aide à vivre et à désirer l’esprit des béatitudes; pour que partout dans cette ville on entende comme un susurrement : «Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu» (Mt 5, 9).

[00053-FR.01] [Texte original: Espagnol]

Un évêque canadien avec le Pape au Pérou

Du 18 au 21 janvier 2018, le pape François sera en voyage apostolique au Pérou. Lors de son passage dans ce pays, le successeur de Pierre visitera l’Église et la société péruvienne toute entière. Pour l’occasion, le pape François a expressément demandé à la Conférence des évêques du Canada d’envoyer un représentant. C’est Mgr Christian Lépine, archevêque de Montréal, qui a été désigné puisque Mgr Lionel Gendron, actuel président de la CECC, ne pouvait s’y rendre étant en Israël au même moment. J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec Mgr Lépine avant son départ pour le Pérou prévu pour le mercredi le 17 janvier prochain.

Selon l’archevêque de Montréal, le Pape désire s’inscrire dans la continuité avec saint Jean-Paul II pour qui « il était important de garder une vision unitaire de l’Amérique ». En effet, bien qu’étant divisée en trois hémisphères distincts, l’Amérique doit prendre conscience des éléments communs du continent américain. Constructeur de pont de paix, s’il en est un, le pape François sait que l’avenir et la paix internationale passe par le fait de souligner ce qu’il y a de commun entre les peuples. L’Église canadienne doit donc se sentir spécialement concernée par ce voyage du pape au Chili et au Pérou, d’où la demande papale d’envoyer sur place un représentant des évêques canadiens. Cela permettra, à la fois, de témoigner de la solidarité canadienne envers les enjeux que vivent nos frères et sœurs du sud, et à la fois de s’inspirer de la vitalité et des innovations sociales et ecclésiales de ce pays latino-américain.

Mgr Christian Lépine fera donc partie de ce marathon de prière, de dialogue et de rencontres que sont les voyages apostoliques du pape François. Tout comme ses frères évêques péruviens, il affirme être spécialement touché par les grandes priorités que s’est données le Pape lors de ce voyage. Promouvoir la paix, la justice et laisser le Christ faire surgir en nous l’espérance sont des défis pour le monde entier. Ainsi, cette visite au Pérou peut nous inspirer nous aussi.

La sollicitude du Pape envers les autochtones et les questions environnementales de la région de l’Amazonie sont pour le pape les éléments clefs de ce voyage apostolique. Selon radio-Vatican,  « Plusieurs attendent une homélie importante du pape François sur la question amazonienne. Elle offrira des orientations fortes aux travaux préparatoires au Synode sur l’Amazonie ».

Enfin, lorsqu’on lui demande ce qu’il pourra éventuellement retirer d’une telle expérience, Mgr Lépine souligne que cela lui permettra certainement de se rapprocher de toutes les communautés latino de son archidiocèse : « Mon expérience en Italie m’a beaucoup aidé à me rapprocher des communautés italiennes de mon diocèse. Je suis certain que la même chose va se produire avec les diocésains latino-américains. Je dois donc dès maintenant intensifier mon apprentissage de l’espagnol! »

Dès son retour, Mgr Lépine sera en studio pour nous faire le récit de son voyage. D’ici là, restez à l’antenne de Sel et Lumière pour suivre le voyage du Pape au Chili et au Pérou dans le cadre de notre programmation spéciale et exclusive.

Moines de Tibhirine : une première reconnaissance pour le martyre de « l’offrande de la vie » ?

Depuis la sortie du film « Des hommes et des dieux », le monde entier connaît l’histoire des sept moines trappistes assassinés en Algérie le 21 mai 1996. Dès le départ, le sensus fidei du Peuple de Dieu avait discerné la sainteté de vie nécessaire à un tel don de soi. Toutefois l’Église, dans sa grande sagesse, opte pour une procédure plus stricte soit celle d’un procès en bon et due forme qui peut prendre de nombreuses années. L’année dernière, alors qu’on fêtait le 20e anniversaire de cet événement tragique, plusieurs se sont posés la question de l’éventuelle béatification/canonisation des moines. Ce n’est que la semaine dernière que les rumeurs se sont accentuées après que le postulateur de la cause, le frère Thomas Georgeon, ait confié à « Mondo e missione » que le décret de béatification pourrait être signé au mois de janvier. Connaissant l’obéissance des moines, on peut être certain qu’une telle information n’aurait pu être transmise sans l’autorisation préalable de la Congrégation pour la cause des saints.

Pour en savoir davantage, j’ai rencontré Dom André Barbeau. Actuellement père Abbé du monastère de Val Notre-Dame, Dom Barbeau fut durant plusieurs années père Abbé du monastère d’Aiguebelle, maison fondatrice d’un autre monastère, celui de Tibhirine. Nommé là-bas quelques jours après la mort des 7 moines, c’est à lui qu’avait été confiée la grande responsabilité des moines de Tibhirine en Algérie. Lors des commémorations  du 20e anniversaire de la mort des frères, il était sur place en Algérie avec le postulateur de la cause. Voici l’essentiel de mon entretien avec lui lors de ma visite à Val Notre-Dame.

Quel fut votre rôle dans ce procès de béatification ?

Dom Barbeau : De mon côté, j’ai eu comme premier travail de réunir les archives. Lors de chaque voyage à Tibhirine, je ramenais une valise remplie de documents concernant la communauté.  Si bien que j’ai réussi à réunir l’ensemble de ce qui se trouvait là-bas. Les frères écrivaient beaucoup. Ils recevaient beaucoup de lettres et entretenaient une grande correspondance. J’ai donc numérisé et publié tous les textes: les chapîtres et les homélies de Christian, le journal et les homélies de Christophe. À mesure que je les lisais et les transcrivais, j’étais frappé par la qualité, la profondeur et la pertinence théologique de la théologie des religions de Christian De Chergé.

Où en est le procès à l’heure actuelle ?

Dom André Barbeau : D’abord, il ne s’agit pas uniquement du procès des 7 frères trappistes mais des 19 martyrs d’Algérie. Comme il y avait dans le groupe un évêque, le libellé de la cause officielle est « Mgr Claverie et ses compagnons ».

À l’heure actuelle, tout est dans les mains de la Congrégation pour la Cause des saints. Au mois d’août dernier, le postulateur de la cause, qui est un moine trappiste français, a remis la depositio (document final) au Vatican. L’étude des écrits des frères a été fait par deux censeurs dont le théologien Gilles Routhier ainsi qu’un professeur de l’Université de Marseille où fut également ouverte une Chaire Tibhirine. Par contre, le cas de la reconnaissance de mes sept frères de Tibhirine posait un problème particulier.

Prenons par exemple, saint Maximilien Kolbe. Il n’est pas un martyr mais un saint puisqu’il n’a pas perdu sa vie par haine de la foi. Il a donné sa vie par amour pour une autre personne. Au procès de béatification cela n’a pas été un problème mais au procès de canonisation, il ne fut pas reconnu comme martyr.

« C’est par amour pour le peuple qu’ils sont restés et qu’ils ont été tués. »

On ne peut donc pas les définir comme martyrs puisqu’ils ne sont pas morts par haine de la foi : ce qui était encore jusqu’à l’année dernière la définition stricte du martyre. C’est par amour pour le peuple qu’ils sont restés et qu’ils ont été tués. Ce n’est pas par haine de la foi. Dom Barbeau a rencontré plusieurs membres de la famille qui étaient un peu scandalisés par le fait qu’ils ne soient pas reconnus comme martyrs.

L’innovation récente du pape François pour ouvrir une quatrième « voie » de reconnaissance du martyre par « l’offrande libre et volontaire de la vie et l’acceptation héroïque propter caritatem d’une mort certaine et à court terme… »  peut-elle, selon vous, aider la cause des moines de Tibhirine ?

Dom André Barbeau : La quatrième voie que le Pape a ouverte est une magnifique nouveauté qui va permettre la sainteté de tous ceux qui sont restés au Moyen-Orient (Irak, Syrie, Iran, etc.). Qui sont restés par amour pour leur peuple et l’église locale!

Comme je vous l’ai dit, le dossier est déjà sur la table de la Congrégation depuis un bon moment. Aucune modification ne peut y être apportée. Par contre, ce nouveau critère pour la reconnaissance des martyrs fait en sorte que celle-ci peut jeter un regard nouveau sur le dossier et, peut-être, faciliter leur reconnaissance comme martyrs.

Cela peut également permettre une reconnaissance plus rapide. En effet, reconnaître le martyre « en haine de la foi » peut poser des problèmes diplomatiques et de relations avec l’Algérie ou d’autres pays. Par exemple, il y a déjà la cause des martyrs de Chine : 33 moines qui furent promenés à travers toute la Chine attachés à des fils de fer. Tout est documenté mais à cause de relations politiques et diplomatiques difficiles entre la Chine et le Vatican, tout est retardé.

Pour l’Algérie, cela n’est pas simple non plus mais, -et je crois qu’il a de cela derrière la décision du Pape-, cette nouvelle façon de faire permet de reconnaître leur dévouement et leur don de soi sans stigmatiser le peuple algérien et leur gouvernement. Ils ont choisi de rester au nom de l’Amour de Dieu et du peuple. Et, au nom de cette espérance, ils ont fait le sacrifice ultime. Cette nouvelle perspective empêche l’interlocuteur de se sentir menacé. Ainsi, on vient de contourner la partie problématique qui pouvait faire retarder le processus de béatification/canonisation. C’est très habile et très jésuite! Normalement le postulateur s’attend à ce que le décret de reconnaissance du martyre soit signé d’ici avril prochain 2018. 

Dans les prochaines semaines, nous poursuivrons cet entretien avec Dom André Barbeau. On y apprendra des choses fascinantes sur l’histoire de la Communauté de Tibhirine après la tragédie de 1996.

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