Laïcité : une question mal posée

(Image : courtoisie de Pixabay)

Les élections fédérales canadiennes sont, dans l’ensemble, l’exercice démocratique par excellence du pays, permettant aux citoyens de participer activement au processus politique sur certaines des questions les plus importantes auxquelles nos sociétés sont confrontées. Depuis plusieurs décennies, le débat des chefs, qui se tient en anglais et en français, est l’un des moments clés de chaque campagne électorale. 

Bien que ces débats aient rarement un impact décisif sur le sort des partis, ils permettent aux citoyens, pour le meilleur et pour le pire, d’apprendre à connaître les chefs et de les voir mettre de l’avant la perspective des partis qu’ils dirigent. Il n’est pas rare de trouver des éléments de divergence entre les débats dans chacune des deux langues officielles, éléments qui donnent parfois lieu à des discussions ultérieures sur les raisons de cette différence. 

La question de la laïcité, un éternel retour

En 2021, la question qui semble avoir attiré le plus d’attention est la réception au Canada anglais de la loi québécoise sur la laïcité de l’État, ou loi 21. Shachi Kurl, modératrice du débat anglophone et présidente de la firme Angus Reid, est devenue le centre d’attention des médias suite à une question posée au chef du Bloc Québécois Yves-François Blanchet sur le sujet, dans laquelle elle a notamment déclaré assez directement que le projet de loi 21 était de soi « discriminatoire »

La question s’est alors posée de savoir s’il était approprié de la qualifier ainsi, exposant des conceptions différentes, et parfois opposées, du vivre-ensemble dans les sociétés québécoise et canadienne-anglaise. Or, il est intéressant de noter que dans ces débats, la question plus profonde de la place de la religion dans la vie publique au Québec et au Canada – et ce que les régimes divergents de gestion de la diversité du Canada anglais et du Québec ont en commun à cet égard – n’a jamais vraiment été posée, alors qu’elle est plus directement liée à l’objet de la loi. 

La sécularisation du vivre-ensemble? 

L’un des principaux objectifs de la loi québécoise sur la laïcité de l’État est de proposer une conception du vivre ensemble dans un contexte de diversité culturelle et religieuse qui soit représentative du « génie québécois ». En ce sens, sa vision se distingue du multiculturalisme, plus généralement admis au Canada anglais, et même inscrit dans la Constitution canadienne. 

Quelle est cette conception ? On pourrait dire qu’elle découle d’une vision républicaine de la société, caractéristique de la culture française moderne, dont le Québec tire nombre de ses modes de représentation. Elle vise à construire une société qui, sans effacer les particularités individuelles et la liberté de conscience, cherche à produire un ethos commun, un socle partagé de principes d’où découle une pratique sociale caractérisée par une certaine unité. 

À l’influence du régime républicain à la française, qui a longtemps joui d’un certain prestige dans les milieux intellectuels d’avant-garde au Québec, s’ajoute sans doute le souvenir d’une société québécoise caractérisée par des piliers d’unité culturelle, principalement la langue française et la religion catholique. Le second terme de ce binôme s’est progressivement effacé de la vie publique depuis la modernisation active de la société québécoise dans les années 1960, jusqu’à ce que la religion devienne un repoussoir dans les représentations populaires. 

Or, la société se diversifiant sur le plan ethnique et religieux dans un contexte de mondialisation – marqué par une augmentation des flux migratoires et une diminution concomitante des naissances – cette unité de longue date, caractéristique de la société québécoise, tend à s’estomper. Si les Québécois restent préoccupés par leur être collectif, ils ont récemment appris à le voir en termes de négation de la religion dans la vie publique, faute d’un principe unificateur positif et cohérent. 

À l’évidence d’une diversité religieuse croissante s’oppose un réflexe, caractéristique d’une société qui se veut proprement moderne : celui de lutter contre le retour de la religion. Ce retour, au Québec, se manifeste notamment par la pratique de l’islam dans les communautés migrantes, notamment en provenance du Moyen-Orient. 

L’idéal multiculturel de la diversité

L’expérience du Canada anglais et son rapport à la diversification religieuse sont, à cet égard, fondamentalement différents. Historiquement articulé autour d’un noyau dur de colons anglais, acquis au protestantisme et largement constitué de loyalistes ayant quitté la République américaine naissante, le Canada anglais s’est rapidement diversifié et articulé autour d’une tout autre conception de la gestion de la diversité culturelle et religieuse, une conception que l’on pourrait dire à la fois libérale, individualiste et multiculturelle. 

Cette conception est libérale parce qu’elle valorise avant tout la liberté de choix, ou licence, notamment en ce qui concerne la question religieuse. Elle est individualiste, car elle suppose que les pratiques religieuses, et même culturelles, ne relèvent pas de l’État et, en ce sens, n’ont pas de rapport direct avec le bien commun, si tant est que la question du bien commun se pose. 

Enfin, elle est multiculturaliste parce qu’elle favorise le développement d’une forme de mosaïque culturelle, où règne la différence et où la construction active d’un monde de représentation commun et partagé se limite, pour l’essentiel, à l’adhésion à un ensemble de principes juridiques visant à protéger les libertés individuelles. 

Des idéaux en confrontation…

D’un point de vue légal, juridique et constitutionnel, le multiculturalisme, ainsi décrit, règne et constitue le principe suprême de la gestion de la diversité religieuse et culturelle au Canada. La loi québécoise sur la laïcité de l’État est, en un certain sens, un acte de contestation de ce régime multiculturel, un acte qui s’inscrit dans les débats post-référendaires sur l’avenir de la société québécoise dans l’État canadien. Soulignons cependant que pour nombre de sympathisants de la laïcité républicaine, la loi 21 dans son état actuel ne représente qu’une simple accommodation dans le cadre des dispositions constitutionnelles canadiennes, plutôt qu’un véritable acte législatif de contestation. 

De manière générale cependant, de nombreux penseurs québécois de la laïcité comprennent leur projet de cette manière et, surtout, c’est ainsi qu’il est compris par ses opposants, qui le voient, précisément et de manière caractéristique, comme un régime discriminatoire. En ce sens, on pourrait dire que ces deux régimes de gestion de la diversité culturelle sont chacun représentatifs de différences importantes qui subsistent entre la société québécoise et la société canadienne dans son ensemble et en un sens, c’est vrai. 

Qui se ressemblent plus qu’il n’y paraît

Or, ces débats cachent, à mon avis, une proximité qui se dissimule à la vue de tous. Ce dont il est réellement question, lorsqu’on parle d’une loi sur la laïcité de l’État – et à cet égard l’expérience historique de la République en France est éloquente – c’est de la place de la religion dans la société. 

Quelle que soit l’intention des promoteurs de ce régime au Québec, la laïcité à la française a fondamentalement pour objectif d’exclure la représentation religieuse de l’action collective, et même pour certains de l’espace public. On pourrait affirmer que le multiculturalisme caractéristique du régime canadien vise aussi l’effacement du religieux, mais par un effet de banalisation. 

Ce que la laïcité rejette par une action prohibitive, dont la loi québécoise est ici un exemple assez modéré, est toléré dans un régime multiculturel, mais dans un contexte de relativisation. En encourageant l’expression de la différence individuelle et collective, qu’elle soit religieuse, ethnique ou communautaire, le multiculturalisme canadien envoie un message : aucun de ces discours n’est véritablement significatif pour la communauté politique, aucun de ces discours ne concerne la collectivité. Au contraire, la société multiculturelle se fonde sur le droit à la différence et à la représentation, mais certainement pas sur l’adhésion à des principes communs substantiels – par-delà la contingence de la langue et des identités culturelles ou nationales. 

Des limites qui se répondent 

On pourrait dire qu’en termes d’effets sur la liberté de religion, de conscience et de croyance, le multiculturalisme canadien est préférable, d’un point de vue catholique, à la laïcité québécoise. Les évêques du Québec ont d’ailleurs exprimé certaines réserves à l’égard de ce projet, qui, comme c’est souvent le cas, n’ont pas été entendues. C’est qu’en filigrane de ces deux visions de la gestion de la diversité se trouve l’idée qu’en fait, les évêques n’ont rien à voir avec la poursuite d’un bien commun substantiel, s’il en est. 

Il est clair aussi, et la doctrine sociale de l’Église l’indique de façon indiscutable, qu’une conception de la vie collective fondée uniquement sur la protection des libertés individuelles de chacun en toutes circonstances n’est pas viable. Elle n’est pas viable du point de vue politique, parce que la fin de la vie commune ne peut être réduite de cette manière, au point de perdre de vue l’horizon du bien commun. 

Or, elle n’est pas plus viable d’un point de vue spirituel. En effet, le bien commun ne se réduit pas à la protection contre la violence et l’injustice, ou à l’administration des ressources et à l’allocation des moyens de subsistance. Au contraire, le bien commun est aussi spirituel, et les acteurs de la vie publique doivent être capables de poursuivre le bien commun spirituel dans les contextes donnés et les situations particulières. 

Promouvoir la doctrine sociale dans son unité 

La conception républicaine de la laïcité comprend le caractère commun du phénomène religieux, même si elle vise, d’une manière, à l’effacer. La conception multiculturelle comprend l’importance de la liberté religieuse, mais en banalise le sens par son relativisme. Toutes deux sont en contradiction avec la doctrine sociale de l’Église, sous un certain rapport. Cela ne veut pas dire, cependant, que leurs effets immédiats soient également dommageables. 

Une fois de plus, les catholiques n’ont pas de choix facile. Les séparations de la politique moderne laissent les électeurs catholiques divisés intérieurement par des choix qui déchirent l’unité de la doctrine sociale de l’Église, elle qui comprend à la fois le caractère spirituel du bien commun et l’importance de la liberté de conscience pour le développement d’une foi authentique. Ces difficultés ne diminuent pas l’importance de l’exercice civique, bien au contraire. Elles illustrent l’importance du vote de chacun et la liberté politique fondamentale des catholiques.

 

Église en Sortie 24 mai 2019

Cette semaine à Église en Sortie, on parle des différentes positions concernant la laïcité au Québec avec les deux coauteurs du livre « Quelle laïcité ? » Yvan Lamonde historien et professeur émérite de littérature québécoise à l’Université McGill ainsi que le père Bruno Demers o.p. théologien et professeur à l’Institut de théologie pastorale des dominicains de Montréal. On vous présente un reportage sur l’Institut de formation théologique et pastorale du diocèse de Saint-Jean-Longueuil.

Une neutralité au service de la liberté de conscience et de religion

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Ce mercredi 27 octobre 2016, l’Assemblée des évêques catholiques du Québec (AECQ) a participé, par l’entremise de ses représentants, aux consultations publiques sur le projet de loi no 62 visant à faire respecter « la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes ». C’est ainsi que le cardinal Gérald Cyprien Lacroix, Mgr Christian Lépine ainsi que Mgr Paul Lortie ont présenté leur point de vue sur cette question d’actualité. Dans ce qui peut être qualifié d’« échange cordial » les parlementaires ont pu, à la fois, approfondir leur réflexion sur la nature de la « neutralité religieuse de l’État » telle qu’évoquée dans le projet de loi mais également, espérons le, remettre en question certaines formulations qui laissent présager un parti pris idéologique.

Pour une véritable neutralité

Parmi les points centraux de ce mémoire de huit pages, on note la clarification nécessaire dont le terme « neutralité » devrait faire l’objet si l’intention des législateurs est vraiment de protéger les droits et libertés des citoyens du Québec. En effet, pour les évêques du Québec, la « neutralité religieuse de l’État peut être comprise et interprétée de plusieurs façons » (no 1.2.). De fait, on ne calcule plus les positionnements politiques faisant appel à ce soi-disant principe bien qu’on le fasse souvent de manière totalement contradictoire et pour appuyer des propositions souvent contraires. Cet état de fait manifeste une confusion notoire. Dans un premier cas, on invoque la « neutralité de l’État » pour signifier l’impartialité du Gouvernement devant les préférences religieuses des citoyens. Toutefois, cet énoncé est souvent utilisé pour imposer une vision séculariste de la société qui se rapproche « dans les faits, d’une sorte d’athéisme officiel » (p.2).

Selon les évêques du Québec, pour éviter toute équivoque ou interprétation laïciste que l’on pourrait faire de ce projet de loi, il serait important de le bonifier en faisant explicitement référence aux « libertés de conscience et de religion » (p.4) qui sont la raison d’être de la neutralité religieuse de l’État et non l’inverse.

Vers un pluralisme assumé

Une autre critique formulée contre la mouture actuelle du projet de loi 62 de l’Assemblée nationale du Québec se trouve dans le fait que l’on note une certaine méfiance devant le phénomène religieux. S’appuyant sur le constat de la pluralité culturelle présente sur le territoire du Québec tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église (no3.3), l’AECQ souligne une réorientation nécessaire de la compréhension de la place de la religion au Québec. En effet, « Il [le pluralisme] faut le traiter comme une richesse, non comme une menace qu’il faut encadrer » (no3.3).

En ce sens, il ne faut pas confondre, nous dit le document, la neutralité religieuse ou, en d’autres termes, la « laïcité » de l’État en l’appliquant à la société en général comme le soutiennent parfois certaines personnes « qui invoquent la neutralité ou la  laïcité » parce qu’elles ne veulent pas voir de signes religieux (no 3.5). Au contraire, la société civile et l’espace public sont des lieux où l’expression de la foi personnelle de chacun peut et doit avoir le droit de se manifester.

Je vous invite à lire et même à écouter le segment de cette présentation du mémoire de l’AECQ lors de cette Commission parlementaire. Que ce soit dans leur volonté de participer au débat démocratique, la précision des suggestions faites aux députés ou encore par leur souci d’aider l’ensemble de la société à se doter d’une loi utilisant un langage clair et sans équivoque, les évêques ont bien démontré le rôle irremplaçable des autorités religieuses dans la protection et la promotion d’une société libre et moderne.

 

Mémoire de l’AECQ lors des consultations publiques sur le projet de loi 62

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Vous trouverez ci-dessous le document complet de la Contribution de l’Assemblée des évêques à la consultation publique organisée par la Commission des Institutions sur le projet de loi 62 Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes:

Introduction

Nous remercions la Commission des Institutions de nous avoir invités dans le cadre de cette consultation. Nous sommes heureux et honorés de pouvoir apporter notre contribution à la réflexion sur un sujet qui est de grande importance pour le Québec.

Notre délégation est composée de trois membres du comité exécutif de notre Assemblée:

Monsieur le cardinal Gérald Cyprien Lacroix, archevêque de Québec;

Monseigneur Christian Lépine, archevêque de Montréal;

et Monseigneur Paul Lortie, évêque de Mont-Laurier, président de l’Assemblée.

Un mot, d’abord, pour présenter l’Assemblée des évêques catholiques du Québec.

D’après un document d’archives, les évêques du Québec se réunissent en Assemblée depuis 1849. Il y a donc 167 ans.

Aujourd’hui, nous nous réunissons en assemblée plénière deux fois par année, quatre jours en mars et quatre jours en septembre. Entre ces plénières, un comité exécutif de sept évê- ques, élus par l’Assemblée, assure le suivi, avec le concours du secrétariat général. Celui-ci a été créé il y a cinquante ans cette année, en septembre 1966, et est incorporé sous le nom de Secrétariat des évêques catholiques du Québec; cinq personnes y travaillent à temps plein, dont le secrétaire général.

Les membres de l’Assemblée sont les évêques catholiques exerçant leur ministère au Québec, c’est-à-dire non seulement les dix-neuf évêques diocésains de rite latin, mais aussi leurs auxiliaires et les évêques de rites orientaux — maronites, grecs-melkites, syro-catholi- que — ayant leur siège au Québec. Il y a actuellement vingt-huit évêques qui sont membres. On en trouvera la liste en annexe au présent mémoire.

L’Assemblée est ce que son nom indique: une assemblée. Ce n’est pas une instance supplé- mentaire de la hiérarchie de l’Église, ni une autorité qui serait au-dessus des évêques. C’est un lieu d’entraide, de concertation, de fraternité. Le président n’est pas « le président des évêques », mais président d’assemblée. Lorsqu’il intervient, avec l’Exécutif, sur la place pu- blique, il tâche d’exprimer ce qui fait consensus au sein de l’Assemblée.

•••

Notre intervention portera principalement sur trois sujets, sur lesquels nous ferons des re- commandations qui pourraient, à notre avis, bonifier le projet de loi:

• La signification et la raison d’être de la neutralité religieuse de l’État. • La liberté de conscience et de religion.

• La valeur du pluralisme québécois actuel.

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