Du paradis à l’utopie

(Image: courtoisie de Wikimedia)

L’Église catholique romaine a une longue tradition d’histoire ecclésiastique. Chaque génération de catholiques a pris part à l’interprétation et à la réinterprétation du long arc de l’histoire universelle à travers le prisme de l’Église.

Typiquement, cependant, cette histoire s’intéresse aujourd’hui plutôt au développement de l’Église institutionnelle et à ses interactions avec une variété d’acteurs, notamment l’État, à commencer par l’Empire romain, alors qu’elle prend également en compte un certain nombre de facteurs sociaux et culturels.

Certaines tendances modernes dans l’historiographie récente nous ont conduits à une compréhension très limitée et appauvrie de cette histoire. L’une d’entre elles, à laquelle nous ne pensons peut-être pas souvent, est un niveau relatif d’ignorance et/ou de mépris de l’expérience orientale alors que la culture du monde méditerranéen était transformée par le christianisme, conduisant à l’émergence d’une nouvelle civilisation que nous appelons souvent la Chrétienté.

Avec Paradise and Utopia, le père John Strickland, prêtre et historien chrétien orthodoxe, propose un important correctif qui s’avérera utile à tout chrétien cherchant à comprendre ce qu’est l’Église, comment elle est liée à la Chrétienté et comment le christianisme a évolué de manière différente en Occident et en Orient à partir du grand schisme.

Une entreprise majeure en quatre volumes, dont trois ont été publiés jusqu’à présent, Paradise and Utopia constitue une forme d’histoire ecclésiastique fortement ancrée dans l’analyse culturelle. Grâce à ce projet, le père Strickland espère offrir une compréhension du christianisme occidental à partir d’une perspective orientale distinctive.

Un aspect déterminant du travail de Strickland est son intérêt pour la notion de Chrétienté, qu’il définit comme « une civilisation soutenue par une culture qui oriente ses membres vers la transformation céleste du monde, ce qui signifie une expérience du Royaume des Cieux dans ce monde » (traduction libre).

Pour le père Strickland, la naissance de la Chrétienté se trouve à la Pentecôte, qui a inauguré une nouvelle culture et une nouvelle vision du monde. À partir de ce moment-là et pendant mille ans, le monde a été remodelé par ce qu’il appelle « l’impératif transformationnel chrétien ». Pour le dire simplement, l’expérience de l’homme, à travers la culture, la politique et la famille, par exemple, a été régénérée par le christianisme afin de refléter sur cette Terre un avant-goût du Royaume à venir. Le monde est devenu nouvellement ennobli et sacré. Cette réalité s’exprime le mieux, selon l’auteur, par l’émergence d’une « culture paradisiaque » dans l’Empire romain, autrefois païen.

Aux yeux du père Strickland, cependant, il y a eu un moment de rupture à la suite duquel cette culture paradisiaque a été affaiblie en Occident. Pour lui, ce moment s’articule essentiellement autour du grand schisme, à partir duquel le christianisme occidental, nourri de forts idéaux réformateurs, en est venu à développer une forme de spiritualité stavrocentrique, ou crucicentrique (centrée sur la Croix).

Cette observation est loin d’être idiosyncratique et est en fait largement acceptée dans l’historiographie récente. Bien que l’on puisse discuter au sujet de sa signification spécifique, il est vrai que tout au long du Moyen Âge classique, on a beaucoup insisté sur l’humanité et la souffrance de notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui fut souvent associé à des formes pénitentielles de culte et de dévotion.

Le père Strickland associe cette évolution du christianisme occidental à l’influence d’un pessimisme anthropologique, c’est-à-dire à une conception de la nature humaine si affaiblie et si profondément blessée par le péché originel que l’homme ne peut fondamentalement faire que très peu de bien par lui-même.

Il oppose ce pessimisme anthropologique, cette piété stravrocentrique, que nous pourrions associer dans ses expressions les plus radicales au mépris de ce monde, à une compréhension plus optimiste de la nature de l’homme et du monde qui a caractérisé les siècles précédents et qui, dit-il, subsiste dans l’Église orthodoxe. Le point de vue du père Strickland est toutefois nuancé; il reconnaît la persistance de l’impératif transformationnel dans le catholicisme, et même dans le protestantisme d’ailleurs, mais à un degré moindre.

Strickland attribue l’émergence du mouvement de la Renaissance au développement de ces formes particulières de culte et de piété. Selon lui, l’impératif transformationnel chrétien, affaibli comme il l’était, réapparut sous une forme séculière à travers l’humanisme, qui était centré sur la transformation du monde sans perspective de transcendance. La fin, le telos de ce mouvement, dit-il, peut être décrit comme une utopie, d’où le titre Paradise and Utopia.

Faisant suite à The Age of Paradise et The Age of Division, The Age of Utopia, troisième et avant-dernier volume de la série, a été publié fin 2021. Dans ce nouveau livre, le père Strickland aborde les développements de l’humanisme séculier, de la Renaissance et de ce que l’on appelle les Lumières, qui s’efforcent de construire un paradis terrestre. Selon l’auteur, cela a constitué une désorientation de la Chrétienté qui, dans ses diverses expressions, a conduit à des résultats souvent catastrophiques.

En se détournant de l’Eden, en cherchant des réponses en lui-même, l’Occident a réuni les conditions pour plusieurs des expériences les plus tragiques qui peuvent être associées au développement des idéologies. L’exemple du socialisme – une idéologie politique typiquement utopique qui a prospéré en Europe de l’Est tout au long du XXe siècle avec les conséquences désastreuses que l’on sait – est probablement la meilleure expression des échecs prévisibles de cette désorientation. Elle nous laisse, pour reprendre les termes de l’auteur, avec une « Chrétienté post-chrétienne », une culture qui ne peut être comprise sans référence au christianisme et qui en est pourtant venue à le rejeter de façon spectaculaire.

Nous pourrions discuter au sujet de certains aspects de ce récit qui, aussi généreux soit-il, reste assez critique à l’égard du Moyen Âge classique européen que tant de personnes ont fini par associer à la notion de Chrétienté, telle que décrite par l’auteur lui-même. Néanmoins, il jette une lumière précieuse sur certaines des difficultés qui ont conduit au développement de la culture sans dieu dans laquelle nous sommes actuellement immergés.

Alors que beaucoup sont tentés d’attribuer ces problèmes à des développements relativement récents, le Père Strickland pointe audacieusement loin dans le passé, vers le grand schisme, selon lui la profonde tragédie dont découle réellement ce que nous pouvons déplorer. Si nous, catholiques, voulons mieux comprendre ce vaste problème, il se pourrait bien que nous ayons à le faire avec l’aide de nos frères et sœurs chrétiens orthodoxes : « l’Église doit respirer avec ses deux poumons ! » (saint Jean Paul II, 1995).

Utopie, dystopie et espérance chrétienne

(Image : Sohee Park/Bessi/USA)

La semaine dernière, j’ai abordé le binôme utopie-dystopie en évoquant le roman d’anticipation dystopique du prêtre catholique Robert Hugh Benson, Le Maître de la terre. Cette semaine, j’aimerais aborder de manière plus générale cette question et ses ramifications dans la culture populaire. 

De l’utopie…

Pour y arriver, il sera utile de nous pencher rapidement sur la notion d’utopie et sa signification. Le terme « utopie » a été forgé par saint Thomas More, un éminent juriste et homme politique anglais ayant subi le martyr pour avoir refusé d’acquiescer à l’entreprise schismatique du roi Henri VIII. 

Saint Thomas More l’a utilisé pour intituler un ouvrage dans lequel est présenté une société supposée idéale, la meilleure forme de communauté politique envisageable. Il signifie, d’un point de vue étymologique, quelque chose comme « de nulle part », ou « en aucun lieu ». La démarche de More, parfois comparée à celle de Platon dans la République, est complexe et ses motivations pour la rédaction de cet ouvrage ont fait l’objet de nombreuses interprétations.

De manière générale, l’utopie comme genre littéraire est la démarche intellectuelle visant la description d’une société idéale, libérée du poids des vicissitudes humaines. L’utopie est souvent articulée autour d’idéaux comme l’égalité, la justice et la fraternité. Du même souffle, ce vocable revêt le sens d’une vision impossible à réaliser dans les faits, d’une proposition imaginaire. 

À mesure qu’avance le projet moderne, la démarche de l’utopie, en s’appuyant sur une confiance croissante dans les capacités humaines à ordonner le monde, a tendu à se confondre aux idéologies politiques, dont certaines, comme le socialisme utopique, vise la construction ici-bas de la société idéale. 

Des expériences historiques dramatiques comme la Révolution française et la Révolution d’octobre 1917 en Russie ont été motivées par ce type d’ambition. On pourrait même dire que les grandes idéologies du XXe siècle – le fascisme, le communisme et le libéralisme – sont chacune caractérisée par une inclination utopique particulière. L’expérience de ce siècle de violence et l’évidence de l’échec des entreprises utopiques d’extrême-droite et d’extrême-gauche aura tendu à briser le moule de l’utopie politique, jusqu’à conduire, pour certains, à la fin des idéologies. 

À la dystopie

On ne peut parler de l’utopie comme genre littéraire sans parler de la dystopie, sa contrepartie, son terme opposé, dont l’étymologie signifie essentiellement  « mauvais lieu ». Le genre dystopique a connu au XXe siècle une fortune extraordinaire. 

Nous avons abordé précédemment certains des grands titres du genre : 1984 (Orwell) et Le Meilleur des mondes (Huxley), ou encore Fahrenheit 451 (Bradbury). La prolifération de livres, de films et de séries télévisées à caractère dystopique est certainement le signe d’une société marquée par l’angoisse. Comme l’objet propre de chaque utopie pointe en quelque sorte vers l’idole à laquelle elle se rapporte, l’objet particulier de chaque dystopie est révélateur des inquiétudes propres à l’esprit du temps.

De cette manière, on sent que l’on a assisté à une transition. Avant la tragédie des grands conflits mondiaux, nous vivions à une époque marquée par un certain optimisme à l’égard des potentialités de l’homme seul, exemplifié notamment par une glorification de la science expérimentale et des savoirs dits positifs. C’est d’ailleurs justement cet excès d’optimisme qui nous conduit vers les pires expériences de l’histoire humaine, et à ce titre la perspective de Benson sur la menace d’un humanisme séculier apparaît tout à fait prophétique. 

D’ailleurs, si la disposition utopique n’a pas la crédibilité dont elle jouissait plus spontanément à une autre époque, force est de constater qu’elle s’est manifestée par vague à certains moments de notre histoire récente. Si les grandes crises écologiques, économiques et sanitaires que nous vivons actuellement peuvent nous conduire à un excès de pessimisme, en Occident le futurisme caractéristique des années 1960 ou le triomphalisme militaire singulier des années 1990 ne sont pas loin derrière nous. 

L’espérance chrétienne : ni optimiste, ni pessimiste

Derrière le binôme utopie-dystopie, dans la plupart de ses représentations axées sur les réalisations humaines, se cache justement les excès d’optimisme et/ou de pessimisme dont le chrétien, mû par l’espérance théologale, doit savoir se tenir éloigné. La tradition chrétienne se distingue, en effet, par un certain nombre de caractéristiques qui devraient nous en prévenir. 

D’un côté, l’anthropologie catholique est caractérisée par un certain pessimisme : l’homme est pécheur et c’est la grâce qui sauve. De l’autre, l’eschatologie chrétienne, à laquelle se rapporte justement la vertu théologale d’espérance, contient la promesse d’une Création renouvelée, d’une Cité nouvelle, d’une Jérusalem céleste où les hommes vivront en pleine communion avec Dieu, point d’aboutissement d’une victoire décisive déjà acquise par son Christ. 

En un sens, l’anthropologie catholique nous interdit d’entretenir des visées utopiques : le Paradis n’est pas de ce monde, les hommes sont généralement faibles, la vie politique, si elle est une nécessité et poursuit un certain bien, ne peut répondre seule à toutes les crises qui choquent la conscience des croyants : crise écologique, crise migratoire, crise sanitaire, crise économique. La doctrine sociale de l’Église n’est certes pas fataliste, mais elle est à son meilleur habitée par un réalisme qu’il ne faut pas oublier.

Il n’est pas rare à notre époque cependant, pour des raisons diverses qui ont à voir avec les profonds changements spirituels qui affectent nos sociétés occidentales, d’entendre dans certains milieux chrétiens un ton excessivement catastrophiste ou l’utilisation d’un langage radicalement dystopique. Si certaines choses ne vont pas aussi bien qu’on pourrait le souhaiter dans nos société, à bien des égards, ces imperfections parfois choquantes ne doivent pas nous laisser nous détourner de l’espérance eschatologique. 

L’histoire de la Chrétienté est pleine de rebondissements, mais nous ne devons jamais oublier que c’est une histoire qui se finit bien.

Ressources supplémentaires

On trouvera ici une série d’exemples de livres, de films et de séries télévisées ayant influencé la culture populaire, abordant de près ou de loin les thèmes de l’utopie et de la dystopie, sous des formes diverses. Plusieurs de ces réalisations, abordant des thématiques parfois choquantes, ne sont pas elles-mêmes porteuses d’un regard chrétien sur la réalité.

 

Utopie 

  • La République (livre), Platon. 
  • L’Utopie (livre), Thomas More. 
  • Une utopie moderne (livre), H. G. Wells.
  • Le Monde de demain (film), Brad Bird. 
  • The Good Place (série humoristique), Michael Schur. 

Dystopie 

  • Le Maître de la terre (livre), Robert Hugh Benson.
  • Le Meilleur des monde (livre), Aldous Huxley. 
  • 1984 (livre), George Orwell. 
  • Les racines du mal (roman cyberpunk), Maurice G. Dantec. 
  • Blade Runner (film), Ridley Scott. 
  • La Matrice (film), Les Wachowski
  • Black Mirror (série), Charlie Brooker. 
  • The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate (série basée sur le roman de Margaret Atwood), Bruce Miller.

Compte-rendu de lecture : Le Maître de la terre

(Image : courtoisie de Wikimedia Commons)

Le binôme utopie-dystopie constitue un thème central de la littérature du vingtième siècle. Certains des romans les plus lus de notre époque sont directement issus de cette tradition. On peut notamment penser à 1984 de George Orwell, une dystopie au caractère profondément politique qui illustre brillamment les pires excès du totalitarisme. 

On pense également au célèbre Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, qui parodie le caractère utopique du roman d’anticipation futuriste caractéristique de l’œuvre de H.G. Wells et met en scène les vicissitudes d’un monde où règnent le confort matériel, le plaisir et l’avachissement de l’âme humaine dans un océan de banalité narcotique. 

Il semble que ces œuvres soient devenues si connues, si profondément ancrées dans la culture populaire qu’elles ont perdu de leur vivacité, ou plutôt de leur capacité à surprendre. Si cela n’enlève rien à leur mérite, et qu’une discussion passionnante sur ce qui nous fait craindre l’avenir mérite d’avoir lieu, d’autres œuvres moins connues mais tout aussi fascinantes abordent la question sous des angles parfois très surprenants. 

C’est le cas du Maître de la terre, un roman dystopique écrit par le prêtre catholique anglais Robert Hugh Benson, dont l’histoire personnelle rime avec celle du Mouvement d’Oxford et de son plus illustre représentant, saint John Henry Newman. 

Benson est issu d’un milieu très sophistiqué, héritier d’une importante famille du clergé anglican. Son père était archevêque de Cantorbéry, la plus haute fonction ecclésiastique de l’Église anglicane, et c’est par lui qu’il fut ordonné prêtre de l’Église anglicane à la fin du XIXe siècle. 

C’est au terme d’un vif parcours intellectuel qu’il se convertit et devient prêtre dans l’Église catholique au début du siècle suivant. Le Maître de la terre, de loin son œuvre la plus connue et la plus lue, a été louée et qualifiée de prophétique par un certain nombre de penseurs ces dernières années, dont le Pape émérite Benoît XVI et le Pape François, qui en ont chacun souligné les mérites. 

Mais de quoi parle cette œuvre mystérieuse? Publié en 1908, le livre projette son contemporain cent ans dans le futur, au début du XXIe siècle. Le père Percy Franklin vit à Londres, dans une Europe transformée, essentiellement acquise à une forme d’humanisme séculier, libéré de toute considération métaphysique et semblable, par bien des aspects, au positivisme caractéristique de la pensée du philosophe français Auguste Comte, où l’homme s’est, pour ainsi dire, érigé en son propre dieu. On y reconnaîtra aussi certainement l’univers dans lequel nous évoluons actuellement. 

Le monde, divisé politiquement en une Confédération européenne, une République américaine et un Empire d’Orient, est divisé spirituellement entre l’humanisme séculier dont nous avons parlé, les religions orientales et un catholicisme vacillant, la seule forme de christianisme qui ait survécu jusqu’à présent. Nous vivons sous la menace d’une confrontation entre la Confédération européenne et l’Empire d’Orient, qui fait des progrès notables. 

On suit d’une part l’histoire du père Percy Franklin, de plus en plus vulnérable à mesure que la position du catholicisme s’affaiblit, et d’autre part un ensemble de personnages impliqués dans l’administration du régime socialiste en place en Angleterre, alors qu’un mystérieux sénateur Felsenburgh, doté de dons particuliers, émerge de cette situation humaine et géopolitique tendue, prétendant apporter la paix et se voyant attribuer des pouvoirs extraordinaires sur une Europe troublée.

L’histoire du Maître de la terre – qui aborde sous le couvert du roman d’anticipation et de la science-fiction les questions profondes de l’eschatologie chrétienne – met en avant des principes contradictoires. L’humanisme séculier, centré sur les préoccupations humaines et s’écartant des pratiques rituelles chrétiennes à la manière des pires excès de la Révolution française, est l’adversaire d’un catholicisme qui, isolé et affaibli à la fin de l’histoire, est appelé à lui résister avec des moyens limités. 

La perspective dystopique de Benson s’articule ici – loin des angoisses technologiques ou écologiques – essentiellement autour de considérations spirituelles. Il surprendra certains de nos contemporains par sa description lucide mais piquante d’un certain humanisme lorsqu’il est détaché des principes qui le justifient, en l’occurrence les principes de l’anthropologie chrétienne. 

À l’heure des grandes crises écologiques, sanitaires et économiques, la perspective dystopique est dans l’air du temps, un temps très éloigné des décennies – certes contrastées mais marquées en Occident par un état d’esprit optimiste, voire à certains moments futuristes – de la seconde moitié du XXe siècle. Aussi, la littérature dystopique et ses expressions dans la culture populaire ont le mérite de mettre en lumière ce qui inquiète les uns et ce qui réjouit les autres. 

Pour Benson, un penseur défini par une compréhension chrétienne de la cosmologie et de l’avenir du Monde – notre maison éphémère – le péril spirituel de l’homme semble résider dans la forme particulière du culte de l’homme par l’homme, une humanité s’idôlatrant elle-même. Dans un monde largement sécularisé, il y a là matière à réflexion.

Utopie, tragédie et liberté

(Image: courtoisie de Wikimedia)

 

La recherche de perfection, l’idéal d’une société pleinement réconciliée avec elle-même et avec Dieu, traverse les époques et semble traduire une dimension profonde de la nature humaine. Au regard des imperfections, des misères de la vie sociale comme la guerre, la maladie et la faim, nombreux sont ceux qui, parmi nous, ressentent une indignation qui alimente un désir de changement, de transformation de la société, pour effacer de son visage les blessures de l’injustice et les cicatrices des conflits.

 

La tentation utopique

Le genre littéraire de l’utopie, vocable forgé par le saint martyr et écrivain Thomas More et qui signifie « nulle part », ou « en aucun lieu », est en un sens l’expression littéraire ou artistique de cette inclination humaine à rechercher dans l’ordre séculier, c’est-à-dire politique et social notamment, la réalisation d’une perfection introuvable, celle d’une société libérée des inégalités, des violences et des peines inévitables de l’expérience humaine.  

À l’utopie, on oppose le genre dystopique, qui représente souvent une société contrainte, ou les individus sont privés de liberté et soumis à quelque forme d’abus intolérable. Si l’utopie représente la société humaine parfaite, la dystopie représente au contraire la pire des sociétés. Le genre dystopique est omniprésent dans la culture occidentale moderne; on peut penser aux œuvres de Georges Orwell et d’Aldous Huxley. La dystopie incarne un univers puissant et son influence se traduit bien au-delà de la littérature, jusque dans le cinéma et les mentalités. Il prend un sens politique particulièrement prégnant durant la Guerre froide, qui oppose le libéralisme occidental au communisme soviétique, lui qui prétendait justement réaliser une société parfaite, libérée de contraintes séculaires. 

Le binôme utopie-dystopie n’est pas qu’un genre littéraire ou artistique. Il est la traduction d’une tension profondément enracinée dans le cœur de l’homme. Considérant l’utopie, ou la société politique parfaite, l’homme attend en un sens la réalisation sur Terre d’une unité entre l’homme et la société, entre l’homme et la nature, entre l’homme et Dieu, qui n’a de sens pour un chrétien que dans une perspective eschatologique. L’utopie, au sens politique du terme, est la tentation de chercher à réaliser sur Terre les promesses du Ciel. L’utopie politique est ainsi à distinguer de l’espérance chrétienne. 

 

Ignorer la tragédie de l’homme

La faiblesse de l’utopie politique, c’est d’ignorer le caractère fondamentalement tragique de l’expérience humaine, les réalités de la maladie, de la souffrance et de la mort qui marquent notre condition et auxquelles le Christ seul répond de manière pleinement satisfaisante par son action salvifique. Le christianisme est en ce sens la religion qui réconcilie le désir de perfection qui se trouve dans le cœur de l’homme avec la condition parfois pénible de son existence par la promesse certaine d’un retour vers le Père et de la participation à la société divine, que nul projet politique, légal, administratif ne peut réaliser ou même singer adéquatement. 

Ainsi, la tragédie de l’expérience humaine n’est pas pleinement comprise dans les diverses formes de misères spécifiquement matérielles qui la représentent de manière tangible mais n’en disent pas toute la vérité. La vraie tragédie de l’homme découle d’un mauvais usage de ses attributs les plus hauts, c’est-à-dire son aptitude à connaître et à exercer la liberté, parfois aux pires fins qui soient. C’est la tension entre la splendeur de la création avec l’homme à son sommet, fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, et la capacité de l’homme à faire le mal qui a fait se questionner des penseurs à travers les âges sur le dessein de Dieu pour les hommes. 

 

Dans l’utopie, quelle liberté? 

On dit parfois que les idéologies politiques propres à la modernité, comme le communisme, le fascisme et le libéralisme, sont en un sens profond des hérésies chrétiennes, des dérivations sécularisées et perverties de la religion chrétienne authentique. L’exemple du communisme, dont le souvenir est aujourd’hui lointain pour plusieurs, est frappant en cela que, pour ses défenseurs, il visait la réalisation d’une société purifiée de ses imperfections, alors qu’il fut représenté par ses détracteurs comme un régime liberticide, s’attaquant de manière radicale à la nature politique et à la vocation spirituelle de l’homme. 

C’est ainsi que l’utopie et la dystopie se confondent. À la recherche d’une perfection que l’on ne peut attendre que de Dieu, d’une réunion entre la liberté de l’homme et la vérité de sa nature qui n’est possible que dans l’unité avec le Seigneur, les hommes ont voulu édifier à travers les âges des sociétés parfaites, libérées de la tragédie de l’expérience humaine. Or, rompre avant l’heure avec cette tragédie authentique et bien réelle, c’est priver l’homme de la liberté qu’il lui faut pour donner un assentiment méritoire à la vérité et se conformer au projet de Dieu pour lui dans l’amour, non dans la servilité. 

Le désir de perfection, la recherche d’unité et de communion, est profondément enraciné dans le cœur de l’homme, et en ce sens est excellent tant qu’il est dirigé vers sa véritable fin. L’utopie politique est cette déviation qui, incapable de soutenir le caractère tragique de notre condition et de porter son espérance en Christ, nous conduit à la privation de liberté dans la poursuite d’un idéal vain. L’utopie se transforme ainsi inévitablement en dystopie. Nous ne sommes pas appelés à faire descendre ici bas une « parodie de la Cité de Dieu » (Gilson, Les métamorphoses de la cité de Dieu, 1952), mais bien plutôt, en notre temps, à quitter la Cité de l’Homme pour être élevés par la Grâce aux réalités célestes.  

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