(Image: courtoisie de Wikimedia)
La recherche de perfection, l’idéal d’une société pleinement réconciliée avec elle-même et avec Dieu, traverse les époques et semble traduire une dimension profonde de la nature humaine. Au regard des imperfections, des misères de la vie sociale comme la guerre, la maladie et la faim, nombreux sont ceux qui, parmi nous, ressentent une indignation qui alimente un désir de changement, de transformation de la société, pour effacer de son visage les blessures de l’injustice et les cicatrices des conflits.
La tentation utopique
Le genre littéraire de l’utopie, vocable forgé par le saint martyr et écrivain Thomas More et qui signifie « nulle part », ou « en aucun lieu », est en un sens l’expression littéraire ou artistique de cette inclination humaine à rechercher dans l’ordre séculier, c’est-à-dire politique et social notamment, la réalisation d’une perfection introuvable, celle d’une société libérée des inégalités, des violences et des peines inévitables de l’expérience humaine.
À l’utopie, on oppose le genre dystopique, qui représente souvent une société contrainte, ou les individus sont privés de liberté et soumis à quelque forme d’abus intolérable. Si l’utopie représente la société humaine parfaite, la dystopie représente au contraire la pire des sociétés. Le genre dystopique est omniprésent dans la culture occidentale moderne; on peut penser aux œuvres de Georges Orwell et d’Aldous Huxley. La dystopie incarne un univers puissant et son influence se traduit bien au-delà de la littérature, jusque dans le cinéma et les mentalités. Il prend un sens politique particulièrement prégnant durant la Guerre froide, qui oppose le libéralisme occidental au communisme soviétique, lui qui prétendait justement réaliser une société parfaite, libérée de contraintes séculaires.
Le binôme utopie-dystopie n’est pas qu’un genre littéraire ou artistique. Il est la traduction d’une tension profondément enracinée dans le cœur de l’homme. Considérant l’utopie, ou la société politique parfaite, l’homme attend en un sens la réalisation sur Terre d’une unité entre l’homme et la société, entre l’homme et la nature, entre l’homme et Dieu, qui n’a de sens pour un chrétien que dans une perspective eschatologique. L’utopie, au sens politique du terme, est la tentation de chercher à réaliser sur Terre les promesses du Ciel. L’utopie politique est ainsi à distinguer de l’espérance chrétienne.
Ignorer la tragédie de l’homme
La faiblesse de l’utopie politique, c’est d’ignorer le caractère fondamentalement tragique de l’expérience humaine, les réalités de la maladie, de la souffrance et de la mort qui marquent notre condition et auxquelles le Christ seul répond de manière pleinement satisfaisante par son action salvifique. Le christianisme est en ce sens la religion qui réconcilie le désir de perfection qui se trouve dans le cœur de l’homme avec la condition parfois pénible de son existence par la promesse certaine d’un retour vers le Père et de la participation à la société divine, que nul projet politique, légal, administratif ne peut réaliser ou même singer adéquatement.
Ainsi, la tragédie de l’expérience humaine n’est pas pleinement comprise dans les diverses formes de misères spécifiquement matérielles qui la représentent de manière tangible mais n’en disent pas toute la vérité. La vraie tragédie de l’homme découle d’un mauvais usage de ses attributs les plus hauts, c’est-à-dire son aptitude à connaître et à exercer la liberté, parfois aux pires fins qui soient. C’est la tension entre la splendeur de la création avec l’homme à son sommet, fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, et la capacité de l’homme à faire le mal qui a fait se questionner des penseurs à travers les âges sur le dessein de Dieu pour les hommes.
Dans l’utopie, quelle liberté?
On dit parfois que les idéologies politiques propres à la modernité, comme le communisme, le fascisme et le libéralisme, sont en un sens profond des hérésies chrétiennes, des dérivations sécularisées et perverties de la religion chrétienne authentique. L’exemple du communisme, dont le souvenir est aujourd’hui lointain pour plusieurs, est frappant en cela que, pour ses défenseurs, il visait la réalisation d’une société purifiée de ses imperfections, alors qu’il fut représenté par ses détracteurs comme un régime liberticide, s’attaquant de manière radicale à la nature politique et à la vocation spirituelle de l’homme.
C’est ainsi que l’utopie et la dystopie se confondent. À la recherche d’une perfection que l’on ne peut attendre que de Dieu, d’une réunion entre la liberté de l’homme et la vérité de sa nature qui n’est possible que dans l’unité avec le Seigneur, les hommes ont voulu édifier à travers les âges des sociétés parfaites, libérées de la tragédie de l’expérience humaine. Or, rompre avant l’heure avec cette tragédie authentique et bien réelle, c’est priver l’homme de la liberté qu’il lui faut pour donner un assentiment méritoire à la vérité et se conformer au projet de Dieu pour lui dans l’amour, non dans la servilité.
Le désir de perfection, la recherche d’unité et de communion, est profondément enraciné dans le cœur de l’homme, et en ce sens est excellent tant qu’il est dirigé vers sa véritable fin. L’utopie politique est cette déviation qui, incapable de soutenir le caractère tragique de notre condition et de porter son espérance en Christ, nous conduit à la privation de liberté dans la poursuite d’un idéal vain. L’utopie se transforme ainsi inévitablement en dystopie. Nous ne sommes pas appelés à faire descendre ici bas une « parodie de la Cité de Dieu » (Gilson, Les métamorphoses de la cité de Dieu, 1952), mais bien plutôt, en notre temps, à quitter la Cité de l’Homme pour être élevés par la Grâce aux réalités célestes.