Du paradis à l’utopie

(Image: courtoisie de Wikimedia)

L’Église catholique romaine a une longue tradition d’histoire ecclésiastique. Chaque génération de catholiques a pris part à l’interprétation et à la réinterprétation du long arc de l’histoire universelle à travers le prisme de l’Église.

Typiquement, cependant, cette histoire s’intéresse aujourd’hui plutôt au développement de l’Église institutionnelle et à ses interactions avec une variété d’acteurs, notamment l’État, à commencer par l’Empire romain, alors qu’elle prend également en compte un certain nombre de facteurs sociaux et culturels.

Certaines tendances modernes dans l’historiographie récente nous ont conduits à une compréhension très limitée et appauvrie de cette histoire. L’une d’entre elles, à laquelle nous ne pensons peut-être pas souvent, est un niveau relatif d’ignorance et/ou de mépris de l’expérience orientale alors que la culture du monde méditerranéen était transformée par le christianisme, conduisant à l’émergence d’une nouvelle civilisation que nous appelons souvent la Chrétienté.

Avec Paradise and Utopia, le père John Strickland, prêtre et historien chrétien orthodoxe, propose un important correctif qui s’avérera utile à tout chrétien cherchant à comprendre ce qu’est l’Église, comment elle est liée à la Chrétienté et comment le christianisme a évolué de manière différente en Occident et en Orient à partir du grand schisme.

Une entreprise majeure en quatre volumes, dont trois ont été publiés jusqu’à présent, Paradise and Utopia constitue une forme d’histoire ecclésiastique fortement ancrée dans l’analyse culturelle. Grâce à ce projet, le père Strickland espère offrir une compréhension du christianisme occidental à partir d’une perspective orientale distinctive.

Un aspect déterminant du travail de Strickland est son intérêt pour la notion de Chrétienté, qu’il définit comme « une civilisation soutenue par une culture qui oriente ses membres vers la transformation céleste du monde, ce qui signifie une expérience du Royaume des Cieux dans ce monde » (traduction libre).

Pour le père Strickland, la naissance de la Chrétienté se trouve à la Pentecôte, qui a inauguré une nouvelle culture et une nouvelle vision du monde. À partir de ce moment-là et pendant mille ans, le monde a été remodelé par ce qu’il appelle « l’impératif transformationnel chrétien ». Pour le dire simplement, l’expérience de l’homme, à travers la culture, la politique et la famille, par exemple, a été régénérée par le christianisme afin de refléter sur cette Terre un avant-goût du Royaume à venir. Le monde est devenu nouvellement ennobli et sacré. Cette réalité s’exprime le mieux, selon l’auteur, par l’émergence d’une « culture paradisiaque » dans l’Empire romain, autrefois païen.

Aux yeux du père Strickland, cependant, il y a eu un moment de rupture à la suite duquel cette culture paradisiaque a été affaiblie en Occident. Pour lui, ce moment s’articule essentiellement autour du grand schisme, à partir duquel le christianisme occidental, nourri de forts idéaux réformateurs, en est venu à développer une forme de spiritualité stavrocentrique, ou crucicentrique (centrée sur la Croix).

Cette observation est loin d’être idiosyncratique et est en fait largement acceptée dans l’historiographie récente. Bien que l’on puisse discuter au sujet de sa signification spécifique, il est vrai que tout au long du Moyen Âge classique, on a beaucoup insisté sur l’humanité et la souffrance de notre Seigneur Jésus-Christ, ce qui fut souvent associé à des formes pénitentielles de culte et de dévotion.

Le père Strickland associe cette évolution du christianisme occidental à l’influence d’un pessimisme anthropologique, c’est-à-dire à une conception de la nature humaine si affaiblie et si profondément blessée par le péché originel que l’homme ne peut fondamentalement faire que très peu de bien par lui-même.

Il oppose ce pessimisme anthropologique, cette piété stravrocentrique, que nous pourrions associer dans ses expressions les plus radicales au mépris de ce monde, à une compréhension plus optimiste de la nature de l’homme et du monde qui a caractérisé les siècles précédents et qui, dit-il, subsiste dans l’Église orthodoxe. Le point de vue du père Strickland est toutefois nuancé; il reconnaît la persistance de l’impératif transformationnel dans le catholicisme, et même dans le protestantisme d’ailleurs, mais à un degré moindre.

Strickland attribue l’émergence du mouvement de la Renaissance au développement de ces formes particulières de culte et de piété. Selon lui, l’impératif transformationnel chrétien, affaibli comme il l’était, réapparut sous une forme séculière à travers l’humanisme, qui était centré sur la transformation du monde sans perspective de transcendance. La fin, le telos de ce mouvement, dit-il, peut être décrit comme une utopie, d’où le titre Paradise and Utopia.

Faisant suite à The Age of Paradise et The Age of Division, The Age of Utopia, troisième et avant-dernier volume de la série, a été publié fin 2021. Dans ce nouveau livre, le père Strickland aborde les développements de l’humanisme séculier, de la Renaissance et de ce que l’on appelle les Lumières, qui s’efforcent de construire un paradis terrestre. Selon l’auteur, cela a constitué une désorientation de la Chrétienté qui, dans ses diverses expressions, a conduit à des résultats souvent catastrophiques.

En se détournant de l’Eden, en cherchant des réponses en lui-même, l’Occident a réuni les conditions pour plusieurs des expériences les plus tragiques qui peuvent être associées au développement des idéologies. L’exemple du socialisme – une idéologie politique typiquement utopique qui a prospéré en Europe de l’Est tout au long du XXe siècle avec les conséquences désastreuses que l’on sait – est probablement la meilleure expression des échecs prévisibles de cette désorientation. Elle nous laisse, pour reprendre les termes de l’auteur, avec une « Chrétienté post-chrétienne », une culture qui ne peut être comprise sans référence au christianisme et qui en est pourtant venue à le rejeter de façon spectaculaire.

Nous pourrions discuter au sujet de certains aspects de ce récit qui, aussi généreux soit-il, reste assez critique à l’égard du Moyen Âge classique européen que tant de personnes ont fini par associer à la notion de Chrétienté, telle que décrite par l’auteur lui-même. Néanmoins, il jette une lumière précieuse sur certaines des difficultés qui ont conduit au développement de la culture sans dieu dans laquelle nous sommes actuellement immergés.

Alors que beaucoup sont tentés d’attribuer ces problèmes à des développements relativement récents, le Père Strickland pointe audacieusement loin dans le passé, vers le grand schisme, selon lui la profonde tragédie dont découle réellement ce que nous pouvons déplorer. Si nous, catholiques, voulons mieux comprendre ce vaste problème, il se pourrait bien que nous ayons à le faire avec l’aide de nos frères et sœurs chrétiens orthodoxes : « l’Église doit respirer avec ses deux poumons ! » (saint Jean Paul II, 1995).

L’Évangile de la victoire

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Les fausses nouvelles et la désinformation ont été à juste titre des sujets de préoccupation ces dernières années. L’abondance du contenu auquel nous sommes régulièrement exposés fait qu’il nous est difficile de distinguer le travail de journalistes, d’écrivains et de créateurs de contenu dévoués des productions de moindre qualité de ceux qui inondent les nouveaux médias de contributions mal conçues, médiocres, voire mensongères, à la conversation mondiale. 

Nous avons vu apparaître un certain nombre d’outils en réaction à cette nouvelle situation, avec des niveaux de succès variables. En fin de compte, cependant, rien n’aide plus à combattre cette tendance que son corollaire: un contenu de haute qualité et bien intentionné.

On pourrait en dire autant de l’apologétique, ce domaine de la théologie qui s’attache à défendre la foi. Qu’il s’agisse d’un accent excessif sur l’exactitude liturgique et juridique qui fait perdre de vue les œuvres de miséricorde, ou d’une focalisation sur les enjeux de justice sociale au détriment de questions plus profondes sur le sens de la vie, nous pouvons tous penser à des exemples d’une approche de l’apologétique qui rate sa cible. Et si nous, chrétiens, prenons vraiment notre foi au sérieux, il devrait être évident pour nous que le problème de la mauvaise apologétique est grave.

C’est par frustration face à une apologétique déficiente que le prêtre chrétien orthodoxe Andrew Stephen Damick a écrit Arise, O God: The Gospel of Christ’s Defeat of Demons, Sin, and Death, un petit chef-d’œuvre.

Dans ce nouveau livre, le père Damick fait le point sur la tradition de l’Église orthodoxe afin de fournir un récit de l’Évangile qui mettrait de côté ce qu’il appelle « l’argument de vente », une approche courante mais décevante de l’apologétique qui tend à présenter la Bonne Nouvelle de l’Évangile comme la réponse à un problème spécifique que nous avons tous, qu’on le sache ou non, c’est-à-dire le problème de notre salut personnel: Jésus est mort sur la Croix pour expier nos péchés.

Bien que la réponse à la question « comment puis-je être sauvé ? » soit très importante, elle n’est qu’un aspect, bien que très significatif, de la vérité révélée dans l’Évangile. Et la compréhension commune, en Occident, des réalisations du Christ, centrée avant tout sur leurs implications pour nos destins personnels, nous empêche de voir plus grand, d’embrasser la vision cosmique des Saintes Écritures. 

Le but de ce livre est donc de fournir un récit plus complet de l’Évangile, dans le contexte de la tradition à laquelle l’auteur appartient. 

Le père Damick commence par aborder la signification du mot« évangile », à la lumière de l’étymologie et de l’histoire culturelle. Il nous dit que le mot grec pour évangile, le plus souvent utilisé dans sa forme plurielle – evangelia – était en fait assez commun dans le monde antique et constituait un genre littéraire. Les evangelia étaient des annonces publiques de victoire, faites par un héraut au nom des principaux chefs militaires et/ou politiques de l’empire romain. Ces déclarations comprenaient trois éléments d’information significatifs: l’identité du vainqueur proclamé, la nature de ses accomplissements et les attentes qu’il avait à l’égard de ses sujets. 

Pour le père Damick, on ne peut pas comprendre pleinement l’Évangile chrétien en ignorant le sens de ce mot dans son contexte historique, un sens qui aurait paru évident à des auteurs contemporains comme ceux des Évangiles. En ce sens, il nous incite à le comprendre à la lumière de cette signification: l’Évangile nous parle de Jésus-Christ, de sa victoire sur le péché, certes, mais aussi sur les démons et la mort, et des attentes du Christ pour ses fidèles disciples. 

C’est à la fois une explication de la nature de l’Évangile et un cadre pour comprendre la dynamique du Salut. 

Après avoir réfléchi à la nature de l’Évangile – ce qu’il est, ce qu’il n’est pas – le père Damick aborde la nécessité de l’Évangile en relation avec la cosmologie biblique. L’Évangile, en tant que proclamation de la victoire, décrit la reconquête d’un monde déchu par l’Incarnation, le sacrifice et la résurrection de Jésus-Christ, notre Seigneur. 

Le reste du livre constitue un récit simple, court et pourtant profond, de l’identité de Jésus-Christ, de la nature de ses accomplissements et des attentes qu’il a pour nous. C’est dans ce contexte que nous devons comprendre, selon le père Damick, l’importance des commandements et la nécessité pour nous de les respecter, comme une expression de fidélité et de confiance intérieures, et non comme une obéissance servile à un ensemble arbitraire de règles, motivée par la peur de la punition. 

L’une des caractéristiques les plus intéressantes du livre du père Damick est son insistance sur la nature objective de l’Évangile et de sa signification. Ce que nous apprenons de l’Évangile, nous dit-il, se produit indépendamment de notre réponse. D’une certaine manière, cela constitue un avertissement bienveillant. Au lieu d’insister sur l’intérêt subjectif d’une personne à adhérer à l’enseignement de l’Évangile – qui est tout à fait réel – le père Damick espère démontrer que les événements relatés dans l’Évangile sont vrais indépendamment de notre croyance et doivent être pris au sérieux. Pour dire les choses autrement, l’Évangile ne concerne pas seulement votre personne, votre salut, même s’il recèle une excellente nouvelle pour vous. Il s’agit d’abord de la reconquête cosmique du monde par Dieu, et du choix de votre camp.

La bonne apologétique du père Damick, son langage et son approche de l’Évangile sont d’autant plus convaincants si l’on se remémore les paroles de saint Jean le Précurseur: 

« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche. » (Matthieu 3, 2)

Dieu en guerre?

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Pour les chrétiens qui vivent au XXIe siècle, bien comprendre la signification de la violence dans l’Ancien Testament est un défi. 

Le père Stephen De Young, dans son dernier livre, God Is a Man of War, espère apporter des réponses. Prêtre de l’Archidiocèse orthodoxe antiochien d’Amérique du Nord, le père De Young est aussi l’auteur de Religion of the Apostles, un livre d’apologétique orthodoxe publié l’année dernière. Également blogueur et animateur de balados, le père De Young est un acteur dans la conversation en cours dans les milieux chrétiens autour de la notion de réenchantement. 

La violence nous est devenue quelque peu étrangère. C’est sans doute le reflet d’une tendance générale dans le monde occidental qui, après des siècles de guerres, d’inimitié et de conquêtes, en est venu à la rejeter, du moins en apparence, sous la plupart de ses formes. Cela ne signifie pas que des actions violentes ne se produisent pas, ou que la guerre est devenue caduque, bien au contraire. 

Ce que cela signifie, c’est que nous avons développé une grande sensibilité à la violence, et que nous avons désormais tendance à en considérer toutes les expressions comme intrinsèquement répugnantes. Les guerres du passé nous semblent insensées; celles d’aujourd’hui se déroulent loin de l’attention du public occidental et se voient souvent conférer un vernis de respectabilité par une combinaison de vocabulaire (par exemple, « conflit » ou « opération ») et d’objectifs déclarés (par exemple, apporter la liberté et la démocratie). Les comportements violents ou agressifs chez les jeunes hommes sont désormais considérés comme des signes de problèmes psychologiques; ils ne sont plus tacitement tolérés comme une expression normale et acceptable – voire chérissable – de masculinité brute.

Cette caractéristique particulière de la culture occidentale contemporaine peut être décrite comme le résultat de l’influence résiduelle du christianisme dans des sociétés où, même si la pratique religieuse a fortement diminué, nombre de ses caractéristiques demeurent. Le christianisme a une très longue demi-vie, pour ainsi dire. En effet, il est apparu dans un monde où la violence était omniprésente, dans un monde où, pour beaucoup, la vie était souvent un cauchemar éveillé. 

À bien des égards, à mesure que ce monde s’est lentement converti au christianisme, il est devenu plus égalitaire, plus juste, et aussi moins violent. Le christianisme, par exemple, a permis de comprendre ce qu’est une guerre juste, et ce qu’elle n’est pas. Pour plusieurs raisons, aujourd’hui, même cela est devenu une possibilité lointaine. 

Les chrétiens contemporains sont quelque peu aveugles face à tout cela. Nous ne pensons pas souvent à la violence ou à la méchanceté dont le cœur humain peut être capable. Dans un monde largement pacifié, nous sommes devenus inaptes à comprendre la prévalence de la violence dans les âges précédents de l’histoire, dans la Chrétienté, mais aussi dans les Écritures. En effet, l’Ancien Testament contient de la violence à un niveau parfois terrifiant; le pire est largement mis de côté dans la liturgie. 

Il y a des raisons à cela, bien sûr. L’ensemble de ces passages est souvent difficile à comprendre et à replacer dans son contexte, ce qui s’explique ironiquement par le fait que le christianisme a réussi à apporter un peu de paix dans ce monde brisé. Ayant radicalisé jusqu’à des conclusions trompeuses l’aspiration à la paix contenue dans la foi chrétienne, nous sommes devenus largement incapables d’aborder ces passages et de les voir pour ce qu’ils sont. 

Pour ces raisons et bien d’autres, le livre du père De Young s’avère très utile. 

Fort de ses connaissances en histoire et en langues anciennes, le père De Young s’oppose à ce qu’il associe à des formes modernes de marcionisme, une hérésie chrétienne primitive caractérisée par une conception du Dieu miséricordieux présenté dans le Nouveau Testament comme différent et opposé à un Dieu supposé brutal et vengeur présenté dans l’Ancien Testament.

Comme le souligne De Young, cette compréhension superficielle de l’Ancien Testament, condamnée comme une hérésie aux premiers siècles pour son application arbitraire d’une herméneutique de la rupture à l’histoire du Salut, est aujourd’hui très courante. 

D’une part, l’Ancien Testament est souvent décrit de cette manière par des figures non religieuses, parfois de manière à discréditer la foi chrétienne. D’autre part, elle est également présente de manière naïve chez des chrétiens qui, pour diverses raisons culturelles précédemment évoquées, sont largement privés d’un cadre analytique approprié pour comprendre comment Jésus-Christ – loin des représentations parfois sirupeuses que nous entretenons – ne peut être aisément compris en dehors de l’Ancien Testament puisqu’il en accomplit les promesses et en parle le langage. 

Dans un ouvrage relativement court, De Young aborde les notions de justice divine, de combat spirituel, de mort et de guerre sainte. Il examine également de près le péché, montrant comment il affecte le monde matériel de manière très concrète, le comparant à une infection.

La manière dont le père De Young aborde ces sujets, notamment en considérant le monde antique et sa propension à la violence à la lumière de la hiérarchie des êtres au sein de la Création de Dieu, s’avérera certainement déstabilisante pour certains lecteurs, qui bénéficieront en retour d’une compréhension plus approfondie de la nature du cosmos que le Christ, Notre Seigneur, est venu sauver. 

De Young aborde également en particulier certains passages de l’Ancien Testament dont la brutalité peut être plus difficile à comprendre. Mais le génie de ce livre, et plus généralement de l’œuvre du père De Young, réside dans la capacité de l’auteur à illustrer la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre la nature, la loi et la grâce, en offrant un récit de la foi chrétienne qui englobe des réalités et des expériences que nous avons l’habitude de négliger.

Dans le développement remarquable d’une conversation chrétienne publique sur ces questions au cours des dernières années, nous sommes particulièrement reconnaissants à nos frères et sœurs orthodoxes. Participons-y avec la générosité de notre Tradition, la meilleure façon d’exprimer notre gratitude.

Les profondeurs de Ross Douthat

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Parmi les bons livres que j’ai lus en 2021 figure le récent opus de Ross Douthat, The Deep Places: A Memoir of Illness and Discovery, dans lequel l’auteur s’écarte de ses chemins habituels.

Ross Douthat est surtout connu comme chroniqueur d’opinion au New York Times, où il est l’une des rares voix conservatrices. Se concentrant sur des questions telles que la politique, la religion et les problèmes moraux, il est un auteur et un orateur agile, reconnu pour sa capacité particulière à entrer en relation avec un public réticent sans diluer sa propre perspective. Le précédent livre de Douthat, The Decadent Society, constitue une analyse bien documentée de ce qu’il considère être une tendance à la décadence dans les sociétés occidentales.

Figure bien connue du monde de la droite politique aux États-Unis, Douthat est un catholique et un passionné de fantasy, ainsi qu’un habile défenseur de positions chères aux conservateurs sociaux. Il partage également une perspective économique populiste, un cocktail d’idées de plus en plus courant dans le discours public américain. 

Il est toutefois intéressant de noter que le dernier livre de Douthat n’a pas grand-chose à voir avec tout ça. Au contraire, The Deep Places est un récit profond et touchant sur les effets d’une forme particulière de maladie dans la vie de son auteur. Écrit avec une franchise éloquente, l’ouvrage entraîne le lecteur dans un voyage vers les vérités de la souffrance négligée. 

Comme écrivain, Douthat jouit d’un succès considérable, occupant l’un des postes les plus prestigieux de l’industrie. Vivant avec sa femme et ses enfants à Washington, D.C., il se met à rêver d’une grande évasion. Profitant des ressources dont dispose sa famille, il investit dans une superbe propriété en Nouvelle-Angleterre, loin des perturbations de la capitale, dans un environnement plus calme et plus sain, un vrai chez-soi.

Les choses se sont déroulées autrement. Très vite, Douthat est contaminé par la maladie de Lyme qui, dans son cas, évolue vers une forme chronique, entraînant une série de symptômes divers, notamment des douleurs insupportables dans différentes parties de son corps. 

Fréquente dans le nord-est des États-Unis, la maladie de Lyme est causée par une bactérie qui se propage par les tiques. La forme chronique de la maladie, cependant, n’est pas reconnue dans les cercles médicaux et est souvent négligée, laissant les personnes qui s’en disent atteintes sans autre solution que de chercher des formes alternatives de médecine et de soins pour remédier aux effets débilitants de la maladie. C’est, en quelque sorte, l’épine dorsale de l’histoire que Ross Douthat raconte dans son livre, sous de multiples angles. 

Par moments, le récit de Douthat devient intensément personnel. Lorsqu’il aborde la façon dont la maladie a affecté sa vie familiale, il n’hésite pas à reconnaître les tensions émotionnelles et les obstacles financiers. Il parle de ce qu’il perçoit comme un orgueil démesuré dans la contemplation passée de la maison de ses rêves avec une franchise pleine d’humilité. 

Lorsqu’il explique longuement les réalités de la maladie de Lyme, Douthat note souvent comment il a été pris au dépourvu dans son scepticisme naturel. Le lecteur ressent l’étonnement de l’auteur face à sa propre situation, à ses propres limites et à ses propres lacunes dans la compréhension de ce qui lui arrive, mais aussi sa volonté inattendue d’accepter ce en quoi il a dû mettre sa confiance. 

En effet, à mesure que Douthat dévoile le monde des malades, les expériences de ceux dont la vie a été bouleversée par la maladie de Lyme, le lecteur est exposé à une étrangeté saisissante. De la « prestataire de soins de santé » qui affiche sa croyance en la théorie conspirationniste des chemtrails à la machine à champs électromagnétiques, cachée de sa femme au dernier étage de la maison, Douthat semble tout dévoiler.

Venu d’un écrivain catholique qui, de son propre aveu, n’est pas caractérisé par une disposition spécialement pieuse, The Deep Places apporte des histoires d’une profonde signification spirituelle qui illustrent avec une clarté éclatante comment l’expérience de la souffrance a eu un impact durable sur la vie religieuse de Douthat, montrant la danse de la douleur et de l’espérance. 

Une bonne dose de connaissances médicales, un peu de foi, un soupçon de curiosité journalistique et un zeste d’étrangeté pure, et voilà, The Deep Places vient de vous frapper en plein visage. Il semble improbable qu’un livre sur la maladie de Lyme puisse être aussi fascinant, mais c’est vraiment le cas. Et pas seulement parce qu’il a l’ampleur, la profondeur et la portée d’un récit personnel étoffé. Douthat parvient en fait à rendre l’histoire de sa maladie et tout ce qui s’y rapporte intéressant en soi. 

Après deux ans de grands titres ininterrompus et, franchement, de journalisme paresseux sur « la situation actuelle », Douthat révèle comment les thèmes de  « la maladie et la découverte » peuvent encore valoir la peine d’être pensés, écrits et lus. 

 

Le nouvel âge de Chantal Delsol

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Chantal Delsol, une figure majeure de la vie intellectuelle et catholique en France, publiait récemment au Cerf un ouvrage passionnant sur le thème de La fin de la Chrétienté. Sous-titré L’inversion normative et le nouvel âge, le récent opus s’inscrit dans le contexte d’une réflexion sur la réalité du christianisme dans l’ordre social et politique alors que la pratique religieuse s’estompe dans la vie publique. 

Avec un remarquable esprit de synthèse et un recul critique admirable, l’auteure se penche sur les origines et les implications de la réalité historique sur laquelle elle se penche avant de s’attarder aux horizons futurs, ne craignant pas de secouer ceux qui, parmi ses lecteurs, pourraient regretter l’idéal de Chrétienté aussi bien que ceux qui se seraient engagés à le pourfendre. 

L’ouvrage de Delsol est essentiellement articulé autour de cinq thématiques. Comme on l’a indiqué, l’auteure se donne d’abord pour mission de comprendre les origines historiques du problème. Dans le cas qui nous intéresse, c’est en fait plutôt du début de la fin dont il est question. 

Chantal Delsol dresse un portrait succinct de la pensée et de l’action politique contre-révolutionnaire, ou réactionnaire, qui caractérisent certains milieux catholiques alors qu’au XIXe siècle intervient une polémique vigoureuse entre le monde – progressivement acquis aux préceptes de la tradition intellectuelle libérale sous des formes plus ou moins radicales – et l’Église, qui défend alors ses droits, ses prérogatives et ses privilèges sous la forme d’un discours holistique qu’en des termes contemporains nous qualifierons sans doute d’illibéral.

Au discours institutionnel de l’Église évidemment s’ajoutent les contributions des penseurs contre-révolutionnaires qui, parlant pour eux-mêmes, ont parfois été conduits sur des chemins intellectuellement incertains. Par ailleurs, l’auteure souligne que l’entreprise contre-révolutionnaire a, dans certains cas, donné lieu à de dérives ritualistes, davantage préoccupées par la restauration d’une société d’ordre que par la propagation de la foi comme vertu et comme dépôt. 

Par la suite, Chantal Delsol décrit ce qu’elle appelle une inversion normative, survenue durant le passage de la Chrétienté à l’Occident moderne, suivant lequel nombre de principes d’ordre moraux et éthiques ont été rejetés, en fait proprement retournés contre eux-mêmes. Elle aborde naturellement les questions dites sociétales habituelles – mariage entre personnes de même sexe, avortement, euthanasie, etc. – soulignant que pour elle, à bien des égards, l’enseignement moral chrétien sur ces questions et plusieurs autres avaient caractère de nouveauté dans le monde païen, alors que le christianisme était minoritaire. 

Pour Delsol, le renversement de l’opinion et de la norme juridique sur plusieurs de ces questions traduit une inversion normative, un retour à un ensemble de valeurs caractéristiques du paganisme qui avaient elles-mêmes été renversées par l’irruption du christianisme en d’autres temps. Delsol soutient que les changements éthiques majeurs de ce type sont le résultat de conversions religieuses. 

Chantal Delsol soutient que l’inversion des normes faisant autorité morales et/ou légales dans les sociétés occidentales s’explique en retour par une inversion philosophique, ou ontologique, c’est-à-dire un changement radical et profond quant à notre compréhension de la réalité, et en l’occurrence l’idée que nous nous faisons du divin. Ainsi, elle avance que notre époque est marquée par une inclination renouvelée au panthéisme alors que se fragilise le monothéisme caractéristique des religions abrahamiques. 

Aussi, l’auteure avance qu’en dépit de l’effacement du christianisme comme véhicule universel des perspectives morales et spirituelles en Occident, elle entrevoit l’émergence d’une forme de religion de l’humanité, l’humanitarisme fondé sur le sentiment du semblable.  

De façon intéressante, toutefois, Delsol, une catholique acquise aux mérites de la tradition, montre une certaine réticence à pleurer la dissipation de la Chrétienté, dont elle associe les défenseurs à des soldats formés pour perdre, mû par une éthique de la conviction. 

Plutôt, elle met de l’avant la possibilité que le christianisme, dissocié des contraintes institutionnelles, culturelles, politiques, sociales et civilisationnelles de la Chrétienté, puisse davantage ressembler à son expression dans les premiers siècles et, reprenant le mot d’Émile Poulat, qu’ « il n’est pas sûre que Dieu ait perdu au change », s’inscrivant ainsi dans une tradition d’intellectuels catholiques critiques de la nostalgie de l’ordre pré-moderne.  

L’ouvrage de Chantal Delsol, fascinant, est court, vif, et fouillé. On y trouve en référence certains des penseurs les plus à même de nous aider à réfléchir aux questions qui concernent ces rapports complexes entre le christianisme et la société politique en dehors du paradigme de la Chrétienté. Remarquablement, Delsol reprend souvent l’exemple du Québec et de la révolution tranquille pour expliquer le contexte religieux et politique qui a conduit à la chute ou à l’effacement de la société politique chrétienne en Occident. 

Soulignons cependant que la lecture mise de l’avant par Delsol des développements survenus dans la doctrine de l’Église catholique durant le Concile Vatican II est caractérisée par une certaine herméneutique de la rupture. Il est certain que le contraste entre le bienheureux Pape Pie IX et saint Jean XXIII, en ce qui a trait au ton, est saisissant. Aussi, les caractérisations de la liberté de religion, en particulier, faites par le premier et le second donne aisément à penser qu’une rupture est survenue.

Mais suivant l’heureuse contribution du Pape émérite Benoît XVI, cependant, nous sommes appelés à comprendre les enseignements du magistère à partir d’une herméneutique de la continuité, qui nous éloigne d’une tendance courante à chercher la rupture pour ensuite la décrier, qu’elle soit trop ou insuffisamment radicale. Sur la question de la liberté de religion, qui après tout permet de saisir mieux que tout autre les réalités différenciées de l’Église de la Chrétienté au monde moderne, le philosophe Pierre Manent, que Delsol cite, affirme : 

Si l’on voulait résumer la doctrine de l’Église d’une formule qui vaille pour les deux périodes, on dirait quelque chose comme ceci : les hommes sont appelés à parvenir librement à la vérité dont l’Église est le dépositaire et l’instrument (Manent, Cours familier de philosophie politique, p. 166).

Somme toute, cependant, l’ouvrage de Delsol met de l’avant une articulation fine et équilibrée des réalités, passées et futures, de l’inscription des Chrétiens dans le monde social et politique, bien davantage que le titre de l’ouvrage, un peu plat, ne le donne à croire au départ.

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