(Image: Courtoisie de Unsplash)
Chantal Delsol, une figure majeure de la vie intellectuelle et catholique en France, publiait récemment au Cerf un ouvrage passionnant sur le thème de La fin de la Chrétienté. Sous-titré L’inversion normative et le nouvel âge, le récent opus s’inscrit dans le contexte d’une réflexion sur la réalité du christianisme dans l’ordre social et politique alors que la pratique religieuse s’estompe dans la vie publique.
Avec un remarquable esprit de synthèse et un recul critique admirable, l’auteure se penche sur les origines et les implications de la réalité historique sur laquelle elle se penche avant de s’attarder aux horizons futurs, ne craignant pas de secouer ceux qui, parmi ses lecteurs, pourraient regretter l’idéal de Chrétienté aussi bien que ceux qui se seraient engagés à le pourfendre.
L’ouvrage de Delsol est essentiellement articulé autour de cinq thématiques. Comme on l’a indiqué, l’auteure se donne d’abord pour mission de comprendre les origines historiques du problème. Dans le cas qui nous intéresse, c’est en fait plutôt du début de la fin dont il est question.
Chantal Delsol dresse un portrait succinct de la pensée et de l’action politique contre-révolutionnaire, ou réactionnaire, qui caractérisent certains milieux catholiques alors qu’au XIXe siècle intervient une polémique vigoureuse entre le monde – progressivement acquis aux préceptes de la tradition intellectuelle libérale sous des formes plus ou moins radicales – et l’Église, qui défend alors ses droits, ses prérogatives et ses privilèges sous la forme d’un discours holistique qu’en des termes contemporains nous qualifierons sans doute d’illibéral.
Au discours institutionnel de l’Église évidemment s’ajoutent les contributions des penseurs contre-révolutionnaires qui, parlant pour eux-mêmes, ont parfois été conduits sur des chemins intellectuellement incertains. Par ailleurs, l’auteure souligne que l’entreprise contre-révolutionnaire a, dans certains cas, donné lieu à de dérives ritualistes, davantage préoccupées par la restauration d’une société d’ordre que par la propagation de la foi comme vertu et comme dépôt.
Par la suite, Chantal Delsol décrit ce qu’elle appelle une inversion normative, survenue durant le passage de la Chrétienté à l’Occident moderne, suivant lequel nombre de principes d’ordre moraux et éthiques ont été rejetés, en fait proprement retournés contre eux-mêmes. Elle aborde naturellement les questions dites sociétales habituelles – mariage entre personnes de même sexe, avortement, euthanasie, etc. – soulignant que pour elle, à bien des égards, l’enseignement moral chrétien sur ces questions et plusieurs autres avaient caractère de nouveauté dans le monde païen, alors que le christianisme était minoritaire.
Pour Delsol, le renversement de l’opinion et de la norme juridique sur plusieurs de ces questions traduit une inversion normative, un retour à un ensemble de valeurs caractéristiques du paganisme qui avaient elles-mêmes été renversées par l’irruption du christianisme en d’autres temps. Delsol soutient que les changements éthiques majeurs de ce type sont le résultat de conversions religieuses.
Chantal Delsol soutient que l’inversion des normes faisant autorité morales et/ou légales dans les sociétés occidentales s’explique en retour par une inversion philosophique, ou ontologique, c’est-à-dire un changement radical et profond quant à notre compréhension de la réalité, et en l’occurrence l’idée que nous nous faisons du divin. Ainsi, elle avance que notre époque est marquée par une inclination renouvelée au panthéisme alors que se fragilise le monothéisme caractéristique des religions abrahamiques.
Aussi, l’auteure avance qu’en dépit de l’effacement du christianisme comme véhicule universel des perspectives morales et spirituelles en Occident, elle entrevoit l’émergence d’une forme de religion de l’humanité, l’humanitarisme fondé sur le sentiment du semblable.
De façon intéressante, toutefois, Delsol, une catholique acquise aux mérites de la tradition, montre une certaine réticence à pleurer la dissipation de la Chrétienté, dont elle associe les défenseurs à des soldats formés pour perdre, mû par une éthique de la conviction.
Plutôt, elle met de l’avant la possibilité que le christianisme, dissocié des contraintes institutionnelles, culturelles, politiques, sociales et civilisationnelles de la Chrétienté, puisse davantage ressembler à son expression dans les premiers siècles et, reprenant le mot d’Émile Poulat, qu’ « il n’est pas sûre que Dieu ait perdu au change », s’inscrivant ainsi dans une tradition d’intellectuels catholiques critiques de la nostalgie de l’ordre pré-moderne.
L’ouvrage de Chantal Delsol, fascinant, est court, vif, et fouillé. On y trouve en référence certains des penseurs les plus à même de nous aider à réfléchir aux questions qui concernent ces rapports complexes entre le christianisme et la société politique en dehors du paradigme de la Chrétienté. Remarquablement, Delsol reprend souvent l’exemple du Québec et de la révolution tranquille pour expliquer le contexte religieux et politique qui a conduit à la chute ou à l’effacement de la société politique chrétienne en Occident.
Soulignons cependant que la lecture mise de l’avant par Delsol des développements survenus dans la doctrine de l’Église catholique durant le Concile Vatican II est caractérisée par une certaine herméneutique de la rupture. Il est certain que le contraste entre le bienheureux Pape Pie IX et saint Jean XXIII, en ce qui a trait au ton, est saisissant. Aussi, les caractérisations de la liberté de religion, en particulier, faites par le premier et le second donne aisément à penser qu’une rupture est survenue.
Mais suivant l’heureuse contribution du Pape émérite Benoît XVI, cependant, nous sommes appelés à comprendre les enseignements du magistère à partir d’une herméneutique de la continuité, qui nous éloigne d’une tendance courante à chercher la rupture pour ensuite la décrier, qu’elle soit trop ou insuffisamment radicale. Sur la question de la liberté de religion, qui après tout permet de saisir mieux que tout autre les réalités différenciées de l’Église de la Chrétienté au monde moderne, le philosophe Pierre Manent, que Delsol cite, affirme :
Si l’on voulait résumer la doctrine de l’Église d’une formule qui vaille pour les deux périodes, on dirait quelque chose comme ceci : les hommes sont appelés à parvenir librement à la vérité dont l’Église est le dépositaire et l’instrument (Manent, Cours familier de philosophie politique, p. 166).
Somme toute, cependant, l’ouvrage de Delsol met de l’avant une articulation fine et équilibrée des réalités, passées et futures, de l’inscription des Chrétiens dans le monde social et politique, bien davantage que le titre de l’ouvrage, un peu plat, ne le donne à croire au départ.