Utopie, dystopie et espérance chrétienne

(Image : Sohee Park/Bessi/USA)

La semaine dernière, j’ai abordé le binôme utopie-dystopie en évoquant le roman d’anticipation dystopique du prêtre catholique Robert Hugh Benson, Le Maître de la terre. Cette semaine, j’aimerais aborder de manière plus générale cette question et ses ramifications dans la culture populaire. 

De l’utopie…

Pour y arriver, il sera utile de nous pencher rapidement sur la notion d’utopie et sa signification. Le terme « utopie » a été forgé par saint Thomas More, un éminent juriste et homme politique anglais ayant subi le martyr pour avoir refusé d’acquiescer à l’entreprise schismatique du roi Henri VIII. 

Saint Thomas More l’a utilisé pour intituler un ouvrage dans lequel est présenté une société supposée idéale, la meilleure forme de communauté politique envisageable. Il signifie, d’un point de vue étymologique, quelque chose comme « de nulle part », ou « en aucun lieu ». La démarche de More, parfois comparée à celle de Platon dans la République, est complexe et ses motivations pour la rédaction de cet ouvrage ont fait l’objet de nombreuses interprétations.

De manière générale, l’utopie comme genre littéraire est la démarche intellectuelle visant la description d’une société idéale, libérée du poids des vicissitudes humaines. L’utopie est souvent articulée autour d’idéaux comme l’égalité, la justice et la fraternité. Du même souffle, ce vocable revêt le sens d’une vision impossible à réaliser dans les faits, d’une proposition imaginaire. 

À mesure qu’avance le projet moderne, la démarche de l’utopie, en s’appuyant sur une confiance croissante dans les capacités humaines à ordonner le monde, a tendu à se confondre aux idéologies politiques, dont certaines, comme le socialisme utopique, vise la construction ici-bas de la société idéale. 

Des expériences historiques dramatiques comme la Révolution française et la Révolution d’octobre 1917 en Russie ont été motivées par ce type d’ambition. On pourrait même dire que les grandes idéologies du XXe siècle – le fascisme, le communisme et le libéralisme – sont chacune caractérisée par une inclination utopique particulière. L’expérience de ce siècle de violence et l’évidence de l’échec des entreprises utopiques d’extrême-droite et d’extrême-gauche aura tendu à briser le moule de l’utopie politique, jusqu’à conduire, pour certains, à la fin des idéologies. 

À la dystopie

On ne peut parler de l’utopie comme genre littéraire sans parler de la dystopie, sa contrepartie, son terme opposé, dont l’étymologie signifie essentiellement  « mauvais lieu ». Le genre dystopique a connu au XXe siècle une fortune extraordinaire. 

Nous avons abordé précédemment certains des grands titres du genre : 1984 (Orwell) et Le Meilleur des mondes (Huxley), ou encore Fahrenheit 451 (Bradbury). La prolifération de livres, de films et de séries télévisées à caractère dystopique est certainement le signe d’une société marquée par l’angoisse. Comme l’objet propre de chaque utopie pointe en quelque sorte vers l’idole à laquelle elle se rapporte, l’objet particulier de chaque dystopie est révélateur des inquiétudes propres à l’esprit du temps.

De cette manière, on sent que l’on a assisté à une transition. Avant la tragédie des grands conflits mondiaux, nous vivions à une époque marquée par un certain optimisme à l’égard des potentialités de l’homme seul, exemplifié notamment par une glorification de la science expérimentale et des savoirs dits positifs. C’est d’ailleurs justement cet excès d’optimisme qui nous conduit vers les pires expériences de l’histoire humaine, et à ce titre la perspective de Benson sur la menace d’un humanisme séculier apparaît tout à fait prophétique. 

D’ailleurs, si la disposition utopique n’a pas la crédibilité dont elle jouissait plus spontanément à une autre époque, force est de constater qu’elle s’est manifestée par vague à certains moments de notre histoire récente. Si les grandes crises écologiques, économiques et sanitaires que nous vivons actuellement peuvent nous conduire à un excès de pessimisme, en Occident le futurisme caractéristique des années 1960 ou le triomphalisme militaire singulier des années 1990 ne sont pas loin derrière nous. 

L’espérance chrétienne : ni optimiste, ni pessimiste

Derrière le binôme utopie-dystopie, dans la plupart de ses représentations axées sur les réalisations humaines, se cache justement les excès d’optimisme et/ou de pessimisme dont le chrétien, mû par l’espérance théologale, doit savoir se tenir éloigné. La tradition chrétienne se distingue, en effet, par un certain nombre de caractéristiques qui devraient nous en prévenir. 

D’un côté, l’anthropologie catholique est caractérisée par un certain pessimisme : l’homme est pécheur et c’est la grâce qui sauve. De l’autre, l’eschatologie chrétienne, à laquelle se rapporte justement la vertu théologale d’espérance, contient la promesse d’une Création renouvelée, d’une Cité nouvelle, d’une Jérusalem céleste où les hommes vivront en pleine communion avec Dieu, point d’aboutissement d’une victoire décisive déjà acquise par son Christ. 

En un sens, l’anthropologie catholique nous interdit d’entretenir des visées utopiques : le Paradis n’est pas de ce monde, les hommes sont généralement faibles, la vie politique, si elle est une nécessité et poursuit un certain bien, ne peut répondre seule à toutes les crises qui choquent la conscience des croyants : crise écologique, crise migratoire, crise sanitaire, crise économique. La doctrine sociale de l’Église n’est certes pas fataliste, mais elle est à son meilleur habitée par un réalisme qu’il ne faut pas oublier.

Il n’est pas rare à notre époque cependant, pour des raisons diverses qui ont à voir avec les profonds changements spirituels qui affectent nos sociétés occidentales, d’entendre dans certains milieux chrétiens un ton excessivement catastrophiste ou l’utilisation d’un langage radicalement dystopique. Si certaines choses ne vont pas aussi bien qu’on pourrait le souhaiter dans nos société, à bien des égards, ces imperfections parfois choquantes ne doivent pas nous laisser nous détourner de l’espérance eschatologique. 

L’histoire de la Chrétienté est pleine de rebondissements, mais nous ne devons jamais oublier que c’est une histoire qui se finit bien.

Ressources supplémentaires

On trouvera ici une série d’exemples de livres, de films et de séries télévisées ayant influencé la culture populaire, abordant de près ou de loin les thèmes de l’utopie et de la dystopie, sous des formes diverses. Plusieurs de ces réalisations, abordant des thématiques parfois choquantes, ne sont pas elles-mêmes porteuses d’un regard chrétien sur la réalité.

 

Utopie 

  • La République (livre), Platon. 
  • L’Utopie (livre), Thomas More. 
  • Une utopie moderne (livre), H. G. Wells.
  • Le Monde de demain (film), Brad Bird. 
  • The Good Place (série humoristique), Michael Schur. 

Dystopie 

  • Le Maître de la terre (livre), Robert Hugh Benson.
  • Le Meilleur des monde (livre), Aldous Huxley. 
  • 1984 (livre), George Orwell. 
  • Les racines du mal (roman cyberpunk), Maurice G. Dantec. 
  • Blade Runner (film), Ridley Scott. 
  • La Matrice (film), Les Wachowski
  • Black Mirror (série), Charlie Brooker. 
  • The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate (série basée sur le roman de Margaret Atwood), Bruce Miller.

Compte-rendu de lecture : Le Maître de la terre

(Image : courtoisie de Wikimedia Commons)

Le binôme utopie-dystopie constitue un thème central de la littérature du vingtième siècle. Certains des romans les plus lus de notre époque sont directement issus de cette tradition. On peut notamment penser à 1984 de George Orwell, une dystopie au caractère profondément politique qui illustre brillamment les pires excès du totalitarisme. 

On pense également au célèbre Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, qui parodie le caractère utopique du roman d’anticipation futuriste caractéristique de l’œuvre de H.G. Wells et met en scène les vicissitudes d’un monde où règnent le confort matériel, le plaisir et l’avachissement de l’âme humaine dans un océan de banalité narcotique. 

Il semble que ces œuvres soient devenues si connues, si profondément ancrées dans la culture populaire qu’elles ont perdu de leur vivacité, ou plutôt de leur capacité à surprendre. Si cela n’enlève rien à leur mérite, et qu’une discussion passionnante sur ce qui nous fait craindre l’avenir mérite d’avoir lieu, d’autres œuvres moins connues mais tout aussi fascinantes abordent la question sous des angles parfois très surprenants. 

C’est le cas du Maître de la terre, un roman dystopique écrit par le prêtre catholique anglais Robert Hugh Benson, dont l’histoire personnelle rime avec celle du Mouvement d’Oxford et de son plus illustre représentant, saint John Henry Newman. 

Benson est issu d’un milieu très sophistiqué, héritier d’une importante famille du clergé anglican. Son père était archevêque de Cantorbéry, la plus haute fonction ecclésiastique de l’Église anglicane, et c’est par lui qu’il fut ordonné prêtre de l’Église anglicane à la fin du XIXe siècle. 

C’est au terme d’un vif parcours intellectuel qu’il se convertit et devient prêtre dans l’Église catholique au début du siècle suivant. Le Maître de la terre, de loin son œuvre la plus connue et la plus lue, a été louée et qualifiée de prophétique par un certain nombre de penseurs ces dernières années, dont le Pape émérite Benoît XVI et le Pape François, qui en ont chacun souligné les mérites. 

Mais de quoi parle cette œuvre mystérieuse? Publié en 1908, le livre projette son contemporain cent ans dans le futur, au début du XXIe siècle. Le père Percy Franklin vit à Londres, dans une Europe transformée, essentiellement acquise à une forme d’humanisme séculier, libéré de toute considération métaphysique et semblable, par bien des aspects, au positivisme caractéristique de la pensée du philosophe français Auguste Comte, où l’homme s’est, pour ainsi dire, érigé en son propre dieu. On y reconnaîtra aussi certainement l’univers dans lequel nous évoluons actuellement. 

Le monde, divisé politiquement en une Confédération européenne, une République américaine et un Empire d’Orient, est divisé spirituellement entre l’humanisme séculier dont nous avons parlé, les religions orientales et un catholicisme vacillant, la seule forme de christianisme qui ait survécu jusqu’à présent. Nous vivons sous la menace d’une confrontation entre la Confédération européenne et l’Empire d’Orient, qui fait des progrès notables. 

On suit d’une part l’histoire du père Percy Franklin, de plus en plus vulnérable à mesure que la position du catholicisme s’affaiblit, et d’autre part un ensemble de personnages impliqués dans l’administration du régime socialiste en place en Angleterre, alors qu’un mystérieux sénateur Felsenburgh, doté de dons particuliers, émerge de cette situation humaine et géopolitique tendue, prétendant apporter la paix et se voyant attribuer des pouvoirs extraordinaires sur une Europe troublée.

L’histoire du Maître de la terre – qui aborde sous le couvert du roman d’anticipation et de la science-fiction les questions profondes de l’eschatologie chrétienne – met en avant des principes contradictoires. L’humanisme séculier, centré sur les préoccupations humaines et s’écartant des pratiques rituelles chrétiennes à la manière des pires excès de la Révolution française, est l’adversaire d’un catholicisme qui, isolé et affaibli à la fin de l’histoire, est appelé à lui résister avec des moyens limités. 

La perspective dystopique de Benson s’articule ici – loin des angoisses technologiques ou écologiques – essentiellement autour de considérations spirituelles. Il surprendra certains de nos contemporains par sa description lucide mais piquante d’un certain humanisme lorsqu’il est détaché des principes qui le justifient, en l’occurrence les principes de l’anthropologie chrétienne. 

À l’heure des grandes crises écologiques, sanitaires et économiques, la perspective dystopique est dans l’air du temps, un temps très éloigné des décennies – certes contrastées mais marquées en Occident par un état d’esprit optimiste, voire à certains moments futuristes – de la seconde moitié du XXe siècle. Aussi, la littérature dystopique et ses expressions dans la culture populaire ont le mérite de mettre en lumière ce qui inquiète les uns et ce qui réjouit les autres. 

Pour Benson, un penseur défini par une compréhension chrétienne de la cosmologie et de l’avenir du Monde – notre maison éphémère – le péril spirituel de l’homme semble résider dans la forme particulière du culte de l’homme par l’homme, une humanité s’idôlatrant elle-même. Dans un monde largement sécularisé, il y a là matière à réflexion.

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