Les métamorphoses du moi

(Image : Courtoisie de Unsplash)

Carl R. Trueman est un historien et théologien presbytérien travaillant aux États-Unis. Professeur et auteur de plusieurs ouvrages, il a récemment publié The Rise and Triumph of the Modern Self : Cultural Amnesia, Expressive Individualism, and the Road to Sexual Revolution, un ouvrage qui a fait sensation et a été décrit par plusieurs comme l’un des livres les plus importants de l’année, voire de la décennie. 

Publication majeure, préfacée par le célèbre écrivain orthodoxe Rod Dreher, le livre de Trueman est une authentique histoire intellectuelle du moi. À une époque où les critiques faciles et banales de la condition de l’homme moderne ne sont pas rares, la profondeur de la perspective de Truman est rafraîchissante.

Il aborde la révolution sexuelle – c’est-à-dire la libéralisation des mœurs sexuelles dans les sociétés occidentales au cours de la seconde moitié du XXe siècle – comme le symptôme d’une compréhension nouvelle et distinctive du moi, en invoquant certaines des grandes figures de la philosophie et de la littérature modernes.

Trueman s’appuie sur les analyses du sociologue américain Philip Rieff, qui a pensé l’homme moderne comme un être psychologique, dont la conception du bonheur est liée à un processus de découverte et d’expression de son identité intérieure fondamentale. Ce développement pour Trueman est à l’origine d’une disposition de plus en plus courante à rejeter les connaissances ou les idées qui remettent en cause ce mouvement de découverte et d’expression. 

Cette notion est liée à l’idée d’anti-culture, également de Rieff, pour qui l’homme psychologique rompt avec la transmission, caractéristique essentielle de la culture, dans la mesure où cette transmission, réalisée dans le milieu académique par la relation entre maître et apprenti, contredit le déploiement des identités. 

Pour expliquer cette transformation de la culture, Trueman évoque également les notions de mimesis (l’acte de répétition et d’imitation du maître qui fait entrer dans une culture qui nous dépasse) et de poesis (la recherche d’authenticité accomplie par la construction de son identité par et pour soi). 

Pour Trueman, notre époque est caractérisée par une forme d’individualisme expressif, qui met l’accent sur la vie intérieure et les émotions dissociées du contexte social particulier dans lequel nous sommes appelés à évoluer. Pour l’individualiste expressif, le moi se trouve dans le mouvement interne de sa psychologie, susceptible d’être réprimé de multiples façons dans l’ordre social. 

Trueman en fait remonter les origines à Rousseau et voit dans les différents représentants du mouvement romantique, comme Percy Shelley, l’héritage de cette inclination à concevoir la vie intérieure, psychologique, et les émotions comme le fondement de l’identité et à se méfier de l’environnement social comme lieu de répression du moi authentique.

Le philosophe catholique canadien de renommée mondiale Charles Taylor est identifié par l’auteur comme l’un des interprètes de cette transformation, lui qui l’a pensée en termes d’authenticité, une notion qui ne manque pas de résonance dans la culture populaire actuelle. 

Pour Trueman, nous sommes désormais immergés dans cette conception de l’identité et du moi, qui est déterminante pour notre réalité collective et partagée. Il soutient que la révolution sexuelle et ses effets font partie de cette évolution de notre conception commune de l’identité et de ce qui en constitue le cœur. 

Il soutient que toute cette logique – inhérente au mouvement de libéralisation sexuelle – se reflète dans notre conception du sexe et du genre en tant qu’identités. Cette question est particulièrement importante dans le cas des personnes transgenres, dont l’expérience est fondée sur un sentiment authentique et profond de distance radicale entre la personne intérieure et la personne extérieure, la personne privée et la personne publique, et qui parfois rapporte leur expérience de la vie sociale vécue comme une performance. 

La réalité des mœurs sexuelles après la libéralisation n’est plus comprise, dans la culture populaire et dans les mentalités de la plupart, en termes d’action, mais en termes d’identité. Ainsi, pour Trueman, les normes sexuelles qui étaient considérées comme ordinaires et largement partagées dans la société au moment de la révolution sexuelle ont été rapidement balayées par « l’amnésie culturelle » et « l’individualisme expressif ». 

L’Église catholique elle-même a fait l’expérience de la révolution sexuelle. Dans l’immédiate période postconciliaire, les principes catholiques de la morale sexuelle ont été remis en cause, même au sein de l’Église. Si le pape saint Paul VI les a réitérés en son temps, c’est le pape saint Jean-Paul II qui leur a donné le contexte d’une anthropologie philosophique, illustrant la concordance entre la loi morale et la nature profonde de la personne humaine. 

Cette nature est partagée, et elle se vit dans le monde social qui – dans le meilleur des cas et malgré les imperfections que nous connaissons – est le véhicule du développement de la personne et de son identité, plutôt que son ennemi. 

L’approche de Trueman fournit un outil précieux pour interpréter les transformations survenues dans notre compréhension de la personne humaine et des conditions propices à son développement intégral. Avec sophistication, Trueman ose dire des vérités dérangeantes sans être polémique. Après tout, nous devons comprendre le monde dans lequel nous vivons si nous espérons participer, modestement, à son évangélisation.

Utopie, dystopie et espérance chrétienne

(Image : Sohee Park/Bessi/USA)

La semaine dernière, j’ai abordé le binôme utopie-dystopie en évoquant le roman d’anticipation dystopique du prêtre catholique Robert Hugh Benson, Le Maître de la terre. Cette semaine, j’aimerais aborder de manière plus générale cette question et ses ramifications dans la culture populaire. 

De l’utopie…

Pour y arriver, il sera utile de nous pencher rapidement sur la notion d’utopie et sa signification. Le terme « utopie » a été forgé par saint Thomas More, un éminent juriste et homme politique anglais ayant subi le martyr pour avoir refusé d’acquiescer à l’entreprise schismatique du roi Henri VIII. 

Saint Thomas More l’a utilisé pour intituler un ouvrage dans lequel est présenté une société supposée idéale, la meilleure forme de communauté politique envisageable. Il signifie, d’un point de vue étymologique, quelque chose comme « de nulle part », ou « en aucun lieu ». La démarche de More, parfois comparée à celle de Platon dans la République, est complexe et ses motivations pour la rédaction de cet ouvrage ont fait l’objet de nombreuses interprétations.

De manière générale, l’utopie comme genre littéraire est la démarche intellectuelle visant la description d’une société idéale, libérée du poids des vicissitudes humaines. L’utopie est souvent articulée autour d’idéaux comme l’égalité, la justice et la fraternité. Du même souffle, ce vocable revêt le sens d’une vision impossible à réaliser dans les faits, d’une proposition imaginaire. 

À mesure qu’avance le projet moderne, la démarche de l’utopie, en s’appuyant sur une confiance croissante dans les capacités humaines à ordonner le monde, a tendu à se confondre aux idéologies politiques, dont certaines, comme le socialisme utopique, vise la construction ici-bas de la société idéale. 

Des expériences historiques dramatiques comme la Révolution française et la Révolution d’octobre 1917 en Russie ont été motivées par ce type d’ambition. On pourrait même dire que les grandes idéologies du XXe siècle – le fascisme, le communisme et le libéralisme – sont chacune caractérisée par une inclination utopique particulière. L’expérience de ce siècle de violence et l’évidence de l’échec des entreprises utopiques d’extrême-droite et d’extrême-gauche aura tendu à briser le moule de l’utopie politique, jusqu’à conduire, pour certains, à la fin des idéologies. 

À la dystopie

On ne peut parler de l’utopie comme genre littéraire sans parler de la dystopie, sa contrepartie, son terme opposé, dont l’étymologie signifie essentiellement  « mauvais lieu ». Le genre dystopique a connu au XXe siècle une fortune extraordinaire. 

Nous avons abordé précédemment certains des grands titres du genre : 1984 (Orwell) et Le Meilleur des mondes (Huxley), ou encore Fahrenheit 451 (Bradbury). La prolifération de livres, de films et de séries télévisées à caractère dystopique est certainement le signe d’une société marquée par l’angoisse. Comme l’objet propre de chaque utopie pointe en quelque sorte vers l’idole à laquelle elle se rapporte, l’objet particulier de chaque dystopie est révélateur des inquiétudes propres à l’esprit du temps.

De cette manière, on sent que l’on a assisté à une transition. Avant la tragédie des grands conflits mondiaux, nous vivions à une époque marquée par un certain optimisme à l’égard des potentialités de l’homme seul, exemplifié notamment par une glorification de la science expérimentale et des savoirs dits positifs. C’est d’ailleurs justement cet excès d’optimisme qui nous conduit vers les pires expériences de l’histoire humaine, et à ce titre la perspective de Benson sur la menace d’un humanisme séculier apparaît tout à fait prophétique. 

D’ailleurs, si la disposition utopique n’a pas la crédibilité dont elle jouissait plus spontanément à une autre époque, force est de constater qu’elle s’est manifestée par vague à certains moments de notre histoire récente. Si les grandes crises écologiques, économiques et sanitaires que nous vivons actuellement peuvent nous conduire à un excès de pessimisme, en Occident le futurisme caractéristique des années 1960 ou le triomphalisme militaire singulier des années 1990 ne sont pas loin derrière nous. 

L’espérance chrétienne : ni optimiste, ni pessimiste

Derrière le binôme utopie-dystopie, dans la plupart de ses représentations axées sur les réalisations humaines, se cache justement les excès d’optimisme et/ou de pessimisme dont le chrétien, mû par l’espérance théologale, doit savoir se tenir éloigné. La tradition chrétienne se distingue, en effet, par un certain nombre de caractéristiques qui devraient nous en prévenir. 

D’un côté, l’anthropologie catholique est caractérisée par un certain pessimisme : l’homme est pécheur et c’est la grâce qui sauve. De l’autre, l’eschatologie chrétienne, à laquelle se rapporte justement la vertu théologale d’espérance, contient la promesse d’une Création renouvelée, d’une Cité nouvelle, d’une Jérusalem céleste où les hommes vivront en pleine communion avec Dieu, point d’aboutissement d’une victoire décisive déjà acquise par son Christ. 

En un sens, l’anthropologie catholique nous interdit d’entretenir des visées utopiques : le Paradis n’est pas de ce monde, les hommes sont généralement faibles, la vie politique, si elle est une nécessité et poursuit un certain bien, ne peut répondre seule à toutes les crises qui choquent la conscience des croyants : crise écologique, crise migratoire, crise sanitaire, crise économique. La doctrine sociale de l’Église n’est certes pas fataliste, mais elle est à son meilleur habitée par un réalisme qu’il ne faut pas oublier.

Il n’est pas rare à notre époque cependant, pour des raisons diverses qui ont à voir avec les profonds changements spirituels qui affectent nos sociétés occidentales, d’entendre dans certains milieux chrétiens un ton excessivement catastrophiste ou l’utilisation d’un langage radicalement dystopique. Si certaines choses ne vont pas aussi bien qu’on pourrait le souhaiter dans nos société, à bien des égards, ces imperfections parfois choquantes ne doivent pas nous laisser nous détourner de l’espérance eschatologique. 

L’histoire de la Chrétienté est pleine de rebondissements, mais nous ne devons jamais oublier que c’est une histoire qui se finit bien.

Ressources supplémentaires

On trouvera ici une série d’exemples de livres, de films et de séries télévisées ayant influencé la culture populaire, abordant de près ou de loin les thèmes de l’utopie et de la dystopie, sous des formes diverses. Plusieurs de ces réalisations, abordant des thématiques parfois choquantes, ne sont pas elles-mêmes porteuses d’un regard chrétien sur la réalité.

 

Utopie 

  • La République (livre), Platon. 
  • L’Utopie (livre), Thomas More. 
  • Une utopie moderne (livre), H. G. Wells.
  • Le Monde de demain (film), Brad Bird. 
  • The Good Place (série humoristique), Michael Schur. 

Dystopie 

  • Le Maître de la terre (livre), Robert Hugh Benson.
  • Le Meilleur des monde (livre), Aldous Huxley. 
  • 1984 (livre), George Orwell. 
  • Les racines du mal (roman cyberpunk), Maurice G. Dantec. 
  • Blade Runner (film), Ridley Scott. 
  • La Matrice (film), Les Wachowski
  • Black Mirror (série), Charlie Brooker. 
  • The Handmaid’s Tale : La Servante écarlate (série basée sur le roman de Margaret Atwood), Bruce Miller.

Compte-rendu de lecture : Le Maître de la terre

(Image : courtoisie de Wikimedia Commons)

Le binôme utopie-dystopie constitue un thème central de la littérature du vingtième siècle. Certains des romans les plus lus de notre époque sont directement issus de cette tradition. On peut notamment penser à 1984 de George Orwell, une dystopie au caractère profondément politique qui illustre brillamment les pires excès du totalitarisme. 

On pense également au célèbre Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, qui parodie le caractère utopique du roman d’anticipation futuriste caractéristique de l’œuvre de H.G. Wells et met en scène les vicissitudes d’un monde où règnent le confort matériel, le plaisir et l’avachissement de l’âme humaine dans un océan de banalité narcotique. 

Il semble que ces œuvres soient devenues si connues, si profondément ancrées dans la culture populaire qu’elles ont perdu de leur vivacité, ou plutôt de leur capacité à surprendre. Si cela n’enlève rien à leur mérite, et qu’une discussion passionnante sur ce qui nous fait craindre l’avenir mérite d’avoir lieu, d’autres œuvres moins connues mais tout aussi fascinantes abordent la question sous des angles parfois très surprenants. 

C’est le cas du Maître de la terre, un roman dystopique écrit par le prêtre catholique anglais Robert Hugh Benson, dont l’histoire personnelle rime avec celle du Mouvement d’Oxford et de son plus illustre représentant, saint John Henry Newman. 

Benson est issu d’un milieu très sophistiqué, héritier d’une importante famille du clergé anglican. Son père était archevêque de Cantorbéry, la plus haute fonction ecclésiastique de l’Église anglicane, et c’est par lui qu’il fut ordonné prêtre de l’Église anglicane à la fin du XIXe siècle. 

C’est au terme d’un vif parcours intellectuel qu’il se convertit et devient prêtre dans l’Église catholique au début du siècle suivant. Le Maître de la terre, de loin son œuvre la plus connue et la plus lue, a été louée et qualifiée de prophétique par un certain nombre de penseurs ces dernières années, dont le Pape émérite Benoît XVI et le Pape François, qui en ont chacun souligné les mérites. 

Mais de quoi parle cette œuvre mystérieuse? Publié en 1908, le livre projette son contemporain cent ans dans le futur, au début du XXIe siècle. Le père Percy Franklin vit à Londres, dans une Europe transformée, essentiellement acquise à une forme d’humanisme séculier, libéré de toute considération métaphysique et semblable, par bien des aspects, au positivisme caractéristique de la pensée du philosophe français Auguste Comte, où l’homme s’est, pour ainsi dire, érigé en son propre dieu. On y reconnaîtra aussi certainement l’univers dans lequel nous évoluons actuellement. 

Le monde, divisé politiquement en une Confédération européenne, une République américaine et un Empire d’Orient, est divisé spirituellement entre l’humanisme séculier dont nous avons parlé, les religions orientales et un catholicisme vacillant, la seule forme de christianisme qui ait survécu jusqu’à présent. Nous vivons sous la menace d’une confrontation entre la Confédération européenne et l’Empire d’Orient, qui fait des progrès notables. 

On suit d’une part l’histoire du père Percy Franklin, de plus en plus vulnérable à mesure que la position du catholicisme s’affaiblit, et d’autre part un ensemble de personnages impliqués dans l’administration du régime socialiste en place en Angleterre, alors qu’un mystérieux sénateur Felsenburgh, doté de dons particuliers, émerge de cette situation humaine et géopolitique tendue, prétendant apporter la paix et se voyant attribuer des pouvoirs extraordinaires sur une Europe troublée.

L’histoire du Maître de la terre – qui aborde sous le couvert du roman d’anticipation et de la science-fiction les questions profondes de l’eschatologie chrétienne – met en avant des principes contradictoires. L’humanisme séculier, centré sur les préoccupations humaines et s’écartant des pratiques rituelles chrétiennes à la manière des pires excès de la Révolution française, est l’adversaire d’un catholicisme qui, isolé et affaibli à la fin de l’histoire, est appelé à lui résister avec des moyens limités. 

La perspective dystopique de Benson s’articule ici – loin des angoisses technologiques ou écologiques – essentiellement autour de considérations spirituelles. Il surprendra certains de nos contemporains par sa description lucide mais piquante d’un certain humanisme lorsqu’il est détaché des principes qui le justifient, en l’occurrence les principes de l’anthropologie chrétienne. 

À l’heure des grandes crises écologiques, sanitaires et économiques, la perspective dystopique est dans l’air du temps, un temps très éloigné des décennies – certes contrastées mais marquées en Occident par un état d’esprit optimiste, voire à certains moments futuristes – de la seconde moitié du XXe siècle. Aussi, la littérature dystopique et ses expressions dans la culture populaire ont le mérite de mettre en lumière ce qui inquiète les uns et ce qui réjouit les autres. 

Pour Benson, un penseur défini par une compréhension chrétienne de la cosmologie et de l’avenir du Monde – notre maison éphémère – le péril spirituel de l’homme semble résider dans la forme particulière du culte de l’homme par l’homme, une humanité s’idôlatrant elle-même. Dans un monde largement sécularisé, il y a là matière à réflexion.

Compte-rendu de lecture : The Unbroken Thread

(Image : courtoisie de Unsplash)

La critique du caractère libéral, individualiste et matérialiste des sociétés occidentales n’est pas nouvelle, mais s’inscrit plutôt dans une longue tradition qui accompagne le développement de cet état particulier de la société. Le recours aux grandes œuvres et aux formes traditionnelles ou classiques de la sagesse comme remède à ces errances n’est pas plus original; c’est plutôt le contraire. 

C’est dans cette disposition particulière que je me suis trouvé lorsque j’ai pris connaissance du dernier livre de Sohrab Ahmari – The Unbroken Thread : Discovering the Wisdom of Tradition in an Age of Chaos, une livre qui n’est malheureusement pas encore disponible en français. Si le thème peut sembler convenu, l’approche de Sohrab Ahmari a été saluée par des figures de proue des cercles intellectuels chrétiens américains, dont le cardinal Timothy Dolan. 

Journaliste américain d’origine iranienne, Ahmari a publié en 2016 le récit de sa conversion au catholicisme dans le Catholic Herald sous le titre My journey from Tehran to Rome (Mon parcours de Téhéran à Rome), soulignant que la première expression de son désir de rejoindre l’Église catholique a coïncidé dans le temps avec le martyr du père Jacques Hamel. 

De manière générale, il convient de souligner l’originalité de son parcours. Issu d’un milieu intellectuel sophistiqué, Ahmari quitte l’Iran pour les États-Unis avec sa famille en 1998, à l’âge de 13 ans. Juriste de formation, il a été politisé par le soulèvement post-électoral de 2009 en Iran, et est devenu journaliste, publiant dans de grands médias tels que le Wall Street Journal et le magazine Commentary. Il a documenté son chemin de foi dans son livre From Fire, by Water, un ouvrage publié en 2019. 

Si l’auteur a pu montrer son goût pour la polémique à certaines occasions, on découvre dans son dernier ouvrage un père préoccupé et un intellectuel capable d’un raffinement et d’une subtilité qu’on ne lui a pas toujours reconnus. 

The Unbroken Thread est donc une entreprise de revalorisation des formes traditionnelles de sagesse qui dépasse largement les frontières de l’Église catholique. Essentiellement composé de deux parties, chacune subdivisée en chapitres, le livre s’articule autour d’une série de questions spécifiques auxquelles l’auteur se propose de trouver des réponses, en faisant appel à des personnages parfois bien connus du lectorat catholique, mais aussi très souvent issus d’un tout autre monde. 

Dans la première partie du livre, Ahmari aborde des questions qu’il considère comme étant l’affaire de Dieu : des sujets tels que le sens de la vie, la rationalité de la croyance en Dieu, et les origines du repos dominical, par exemple. Il aborde également des questions telles que la nature et la nécessité de la politique ou la possibilité d’une spiritualité qui s’affranchit de la religion en tant que telle.   

La deuxième partie du livre s’articule plutôt autour des affaires humaines, comme le dit l’auteur. Il aborde notre rapport à l’autorité parentale et à l’autonomie de la pensée, mais aussi, par exemple, la place de la sexualité humaine par rapport au bien commun. Si Ahmari convoque pour étayer sa réflexion des figures marquantes de l’histoire universelle, comme par exemple Confucius, le célèbre sage chinois, il se sert également des œuvres de figures contemporaines surprenantes, comme la militante féministe radicale Andrea Dworkin, dont il évoque les écrits polémiques contre la pornographie pour ouvrir une réflexion passionnante sur la fragilité intrinsèque de la sexualité humaine.  

De manière générale, ses réflexions sur notre rapport au corps sont parmi les éléments les plus forts de l’analyse d’Ahmari, à qui l’on pourrait reprocher le manque de subtilité de la distinction faite entre les affaires divines et humaines dans son cadre d’analyse. Mais ce qui donne sa force, son originalité et son raffinement à la réflexion de Sohrab Ahmari, c’est l’enracinement de son propos dans son expérience de jeune père. Son livre se présente ainsi comme une sorte de réflexion pour son fils Maximilian, nommé en mémoire de Saint Maximilien Kolbe, auquel Ahmari voue une dévotion particulière. 

Le projet de revalorisation des grandes œuvres et de la sagesse traditionnelle est certes important, mais souvent présenté de manière froide et peu raffinée. Ahmari reprend ici cette proposition, en l’enrichissant d’une diversité d’acteurs qui font son originalité, à son meilleur lorsqu’elle aborde les questions les plus proches de la dignité du corps humain.

Le monde réenchanté

(Image : courtoisie de Wikimedia)

La semaine dernière, j’ai passé en revue The Religion of the Apostles : Orthodox Christianity in the First Century, le récent ouvrage du père Stephen De Young, prêtre de l’archidiocèse orthodoxe antiochien d’Amérique du Nord. Cette semaine, j’aimerais partager quelques réflexions sur l’impact que ce livre et d’autres efforts connexes ont eu sur ma vie.

J’ai découvert l’ouvrage et son auteur par le biais d’un balado que le père De Young co-anime, intitulé The Lord of Spirits. Dans ce qui est aussi une émission de radio en direct, les animateurs prennent les appels d’auditeurs et discutent généralement des réalités du « monde invisible ». Si vous vous intéressez aux saints, aux anges, aux démons, aux dieux, aux géants et aux discussions approfondies sur le livre d’Hénoch, cette émission est faite pour vous.

Ce balado met en évidence l’érudition extraordinaire du père Stephen De Young, dont la connaissance de la littérature et des langues bibliques et para-bibliques est, pour le moins, inhabituelle. Avec son co-animateur, le père Andrew Stephen Damick – bien connu comme animateur du balado Amon Sûl, qui aborde le Légendaire de Tolkien à la lumière de la foi chrétienne orthodoxe – le père De Young présente au public une riche compréhension cosmologique de la foi chrétienne, qui, selon lui, a été préservée dans l’Église orthodoxe.

Bien qu’il existe certaines différences importantes entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe, il demeure pertinent pour les catholiques de prêter attention à ce que cette dernière tradition a à offrir. Les divisions les plus profondes entre le catholicisme et l’orthodoxie tournent généralement autour de l’ecclésiologie plutôt que de compréhensions différentes des fondements de la foi chrétienne. Aussi, l’espoir d’un futur rapprochement semble s’enraciner dans la proximité relative – du moins perçue – de la foi telle qu’elle s’exprime dans ces deux institutions distinctes, dont la désunion est déterminée en particulier par une compréhension différente de l’autorité de l’évêque de Rome sur le corps mystique du Christ.

Je crois aussi que dans une société comme celle dans laquelle nous vivons, de bons arguments sur l’authenticité de la foi chrétienne en général ne sont jamais de trop.

Par-dessus tout, je voudrais partager l’expérience que j’ai vécue en exposant mon esprit au travail de ces deux prêtres. Venant, comme beaucoup d’entre nous, d’un milieu matérialiste aride et vivant, comme nous tous, dans une société individualiste et libérale, j’ai été séduit par la remarquable complexité, richesse et profondeur de ce que peut être une compréhension authentiquement chrétienne du cosmos, dans toute sa hiérarchie magnifiquement ornementée d’êtres et de réalités matérielles, hybrides et spirituelles. En ce sens, les travaux des Pères De Young et Damick ont approfondi ma compréhension de certains des aspects plus mythiques des Saintes Écritures, sans réduire leur signification à des fins poétiques ou allégoriques.

Dans son infinie sagesse, la tradition latine et occidentale du christianisme a, depuis ses débuts, cherché à comprendre la foi et à développer des moyens, notamment à travers la philosophie, d’améliorer et d’affiner nos façons de contempler et de parler de Dieu. Dans le meilleur des cas, c’est la pratique de certains de nos plus grands mystiques, comme saint Thomas d’Aquin et bien d’autres.

Pourtant, dans notre contexte moderne, et souvent malgré les avertissements de l’Église, nous avons été tentés de séparer cette pratique de la vision cosmique qu’elle espérait refléter, et nous nous sommes, dans certains cas, isolés devant Dieu et privés de la Création dans sa totalité. Ceci, en soi, n’est pas l’enseignement de l’Église catholique romaine, bien que nous puissions être tentés d’agir comme si c’était le cas.

En tant que chrétiens, nous ne sommes pas appelés à acquiescer aveuglément au matérialisme pâle et superficiel souvent caractéristique de notre époque, nous contentant de confesser notre amitié avec Jésus au milieu des ruines apparentes de son Royaume. Oui, nous sommes appelés à un esprit d’espérance et à une attitude joyeuse, mais pour y parvenir vraiment et pour donner un sens à la foi que nous confessons dans toute la mesure de ses implications, nous devons être témoins de la profonde « bizarrerie » de notre foi pour le monde dans lequel nous avons été appelés à vivre.

Ce sentiment de bizarrerie, que l’on peut ressentir lorsque nous discutons sans retenue des anges, des démons, des géants et des dieux, aurait été étranger aux premiers témoins du Christ, insiste le père Stephen De Young. En fait, d’un point de vue historique, c’est la normalité matérialiste d’aujourd’hui qui est profondément inhabituelle.

Je ne prétends pas avoir absorbé tout ce que les pères De Young et Damick ont à dire dans leurs livres et balados respectifs, malheureusement seulement disponibles en anglais. Je laisse la théologie de tout cela à d’autres recherches, discussions et études approfondies. Mais dans la mesure où ils nous aident à dépasser le « moi isolé » – un concept développé par Charles Taylor, le célèbre philosophe catholique canadien, notamment pour parler de l’appauvrissement de notre perspective sur les réalités spirituelles – je pense que leur travail est précieux et vaut la peine d’être écouté et lu.

J’aimerais voir plus de catholiques essayer de faire de même. Je pense que nous avons tout ce qu’il faut dans notre Tradition pour le faire d’une manière qui soit fidèle, belle, bonne et vraie.

Compte-rendu de lecture : The Religion of the Apostles

(Image : courtoisie de Wikimedia)

Le paysage religieux de la société américaine se caractérise depuis ses origines par une grande diversité d’appartenances communautaires, une multiplication des conceptions de la foi chrétienne sous les auspices du protestantisme, généralement entendu, et une histoire ponctuée de vagues successives d’éveils spirituels.

Cependant, le protestantisme, ou le catholicisme, n’épuise pas la diversité du christianisme américain, tandis que l’Église orthodoxe est pleinement implantée sous la forme de nombreuses églises particulières généralement associées à un héritage issu des nombreuses vagues de migration qui ont fait de la société américaine contemporaine ce qu’elle est aujourd’hui.

Il serait erroné de réduire l’orthodoxie américaine à un phénomène migratoire, car elle comprend également une variété de convertis d’origine ouest-européenne. C’est à tous ces groupes et au-delà que semble s’adresser The Religion of the Apostles, du prêtre orthodoxe américain Stephen De Young, un livre malheureusement seulement disponible en Anglais à l’heure actuelle.

Titulaire d’un doctorat en études bibliques, le père De Young est le pasteur de l’Église orthodoxe antiochienne Archange Gabriel de Lafayette, en Louisiane. Il est également l’auteur du blog The Whole Counsel, dans lequel il discute des Saintes Écritures d’un point de vue chrétien orthodoxe. Il anime le balado The Whole Counsel of God, où il aborde les mêmes sujets. Avec le père Andrew Stephen Damick, il coanime The Lord of Spirits, une émission de radio où ils abordent les questions liées aux êtres spirituels d’un point de vue chrétien orthodoxe.

The Religion of the Apostles se propose de démontrer que dans l’Église orthodoxe subsiste la religion pratiquée par les apôtres de Jésus-Christ, qui étaient eux-mêmes informés par le judaïsme du Second Temple. En un sens, le livre a donc un caractère apologétique, bien qu’il vise également à éduquer le public intéressé sur les fondements anciens de la religion chrétienne, dans son expression orthodoxe, fondements qui, pour l’auteur, ont tendance à être écartés ou discrédités dans une société américaine contemporaine matérialiste.

Parlant ici d’un point de vue catholique, mon objectif n’est pas de contester la thèse de l’auteur, mais de mettre en évidence la structure du livre et les bénéfices éventuels que le lecteur peut en tirer, parmi lesquels le développement d’une vision réenchantée du monde, cohérente avec la foi chrétienne et une meilleure compréhension de son enracinement dans la tradition judaïque.

The Religion of the Apostles est essentiellement divisé en quatre sections, chacune subdivisée en chapitres. Tout d’abord, l’auteur traite directement de la figure de la divinité en relation avec l’idée de la Sainte Trinité. L’auteur déploie une argumentation approfondie visant à démontrer la continuité entre le judaïsme du Second Temple et le christianisme orthodoxe sur cette question.

La deuxième partie du livre de De Young est à mon avis la plus intéressante et la plus significative. L’auteur y expose sa conception du Conseil divin, mettant en relation les différents êtres et réalités spirituels officiant sous l’autorité du seul vrai Dieu. Avec sa compréhension sophistiquée et son savoir encyclopédique, De Young traite des créatures spirituelles – anges, démons, saints, géants, dieux, etc. – illustrant la profondeur et l’ampleur de leur importance dans la conception chrétienne de l’ordre créé en les mettant en relation avec la cosmologie antique. De Young s’attache ensuite à donner un sens à son entreprise en expliquant les implications de ses affirmations pour notre compréhension des faiblesses et des espoirs humains.

La troisième partie du livre se concentre sur les notions de création et de salut, en expliquant le sens de l’idée d’expiation dans sa conception chrétienne. Enfin, l’auteur aborde dans la quatrième et dernière partie la notion de peuple de Dieu et son évolution aux temps bibliques.

S’il met évidemment en valeur certaines particularités de la théologie orthodoxe qui ne sont pas toujours partagées par la Tradition catholique, et s’il est construit autour d’une argumentation que l’on serait tenté de remettre en question, le livre de De Young est aussi une occasion privilégiée de rencontrer une conception holistique de la Création – matérielle et immatérielle – qui, si elle trouve sa place dans les enseignements de l’Église catholique, n’est plus nommée ni prise au sérieux dans certains de nos milieux.

En un sens, la difficulté qui a motivé De Young à écrire ce livre, à savoir l’appauvrissement de la tradition spirituelle au contact de la modernité occidentale, est une difficulté partagée. Ainsi, le livre dont il est question ici est certainement une pierre de touche digne de considération.

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