Cardinal André VINGT-TROIS
Archevêque de Paris
Rarement une encyclique aura été aussi attendue. À six mois du grand rendez-vous de la COP 21 à Paris, le pape François adresse un appel solennel à toute l’humanité au sujet d’un immense défi : la dégradation globale de l’environnement naturel. Successeur de l’apôtre Pierre, et à ce titre, témoin du Christ ressuscité, François invite tous les hommes de bonne volonté à un changement de cap en resituant chacun devant sa responsabilité de prendre soin de la « maison commune » où Dieu a donné à tout être une place. Mais il se fait aussi le porte-parole de ceux qui, ensemble, gémissent sous le poids de la souffrance : les pauvres et la nature. Car, aux yeux du Pape, il n’existe pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale. Environnement naturel et environnement humain se dégradent ensemble. Sauvegarde de la terre comme « maison commune » et amour des pauvres vont de pair. Si François relaie ainsi le cri des plus fragiles, c’est que le défi environnemental ainsi que ses racines concernent la totalité des hommes et touchent chacun au plus profond de son humanité. Pour surmonter ensemble, par un dialogue multiforme, ce redoutable défi, nous avons d’abord à changer de regard, ce qui suppose que nous commencions par ouvrir les yeux.
Ouvrir les yeux. Le Pape n’ignore ni les débats scientifiques en cours, ni les divergences d’opinion, ni les résistances à la conversion écologique, y compris chez des catholiques convaincus. Il passe cependant en revue les symptômes majeurs qui affectent gravement notre terre. Sans entrer dans ce qui relève de l’expertise scientifique, François a voulu nommer les choses en prenant des exemples concrets, pour que nul ne puisse considérer avec mépris ou indifférence les alertes lancés par nombre d’experts. « Le rythme de consommation, de gaspillage et de détérioration de l’environnement a dépassé les possibilités de la planète, à tel point que le style de vie actuel, parce qu’il est insoutenable, peut seulement conduire à des catastrophes, comme, de fait, cela arrive déjà périodiquement dans diverses régions (n° 161). » Le pape espère, ce qui est loin d’être le cas pour tous, que chacun pourra prendre conscience de la situation et « oser transformer en souffrance personnelle ce qui se passe dans le monde » (n° 19).
Changer de regard. Le Pape replace le défi écologique à son niveau le plus radical, celui d’une conversion dans la manière d’appréhender la vie et l’activité humaines. Sans cette conversion, toutes les solutions, qu’elles soient techniques ou économiques ou juridico-politiques, seront insuffisantes et pourront au mieux retarder une échéance qui s’annonce catastrophique. Le changement de vision du monde concerne ici le rapport de l’homme à la technique moderne. Si celle-ci a considérablement amélioré les conditions de vie, elle place aujourd’hui les hommes devant une option abyssale en leur donnant un pouvoir sans mesure sur eux-mêmes et sur la terre tout entière.
C’est que l’immense essor des sciences et des techniques n’a pas été accompagné d’un progrès éthique et culturel équivalent. Pire encore, le modèle et les finalités des technosciences se sont étendus à la vie concrète des individus comme des sociétés. Il est devenu très difficile de s’abstraire des fabuleux moyens mis à notre disposition, ou même d’en faire usage, sans être asservi par leur logique qui exténue progressivement toute capacité de décision, de liberté et de créativité. Aussi la solution au défi environnemental ne peut-elle se réduire à des initiatives partielles et bricolées dans l’urgence. La racine du problème tient à l’emprise de la technique sur la vie, qu’elle soit humaine ou non.
Si nous arrivons à changer de regard sur la nature, si nous renonçons à considérer les autres êtres vivants comme des objets soumis arbitrairement à notre usage et notre domination, si nous allons jusqu’à ressentir combien nous sommes vitalement unis à tous les êtres de l’univers, « la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément » (n° 11). C’est pourquoi, dans le sillage de saint François d’Assise qui appelait « frère » ou « sœur » la moindre créature, le Pape invite avec audace l’humanité à s’ouvrir au langage des relations intersubjectives, et plus précisément des relations familiales, pour nommer les choses de la nature et s’orienter ainsi vers une attitude plus humaine envers elles.
Dialoguer et s’unir pour trouver des solutions. Les problèmes environnementaux et sociaux sont enfin d’une telle complexité qu’aucune discipline scientifique ni aucune forme de sagesse, y compris religieuse, ne peuvent être négligées pour apporter des réponses durables. Le pape François propose non des solutions mais une méthode, celle d’un dialogue sérieux et sans préjugés entre toutes les parties concernées. S’il consacre un chapitre à « l’évangile de la création », c’est qu’il croit, comme le patriarche Bartholomée, à une nouvelle rencontre féconde entre science et religion, et qu’il veut également montrer combien les convictions de foi offrent aux chrétiens, comme à d’autres croyants, de puissantes motivations pour prendre soin de la terre.
Comme il le répète à plusieurs endroits, même si, selon les termes très forts de Jean-Paul II, « l’humanité a déçu l’attente divine », même si les symptômes d’un point de non-retour apparaissent, le pape François ne désespère pas de la capacité humaine à trouver une issue juste et durable. Certaines expériences en témoignent un peu partout dans le monde. Plus encore, à ses yeux, « la meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions d’être un dominateur absolu de la terre, c’est de proposer la figure d’un Père créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts (n° 75) ». « Nous ne sommes pas Dieu. » (n°67). Quel défi pour l’humanité d’oser imiter le pauvre d’Assise dans son chant de louange : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la terre… » !