(Image: courtoisie de Wikimedia)
L’Église a beaucoup parlé dans les dernières années des questions relatives à la vie, au mariage et à la famille, et plus spécifiquement de la contribution des familles chrétiennes à sa vivacité. Alors que notre époque est marquée par son effacement, ces enseignements, conjugués à certains principes de la doctrine sociale de l’Église, peuvent contribuer à une réflexion sur la perspective du bien commun dans nos sociétés politiques.
Un paradoxe de la politique moderne
La communauté politique est rarement comprise, dans l’espace public, comme une réalité naturelle à l’homme, c’est-à-dire comme une expression de sa nature d’animal politique, selon le mot d’Aristote. En effet, nos intuitions se sont transformées, et plus souvent qu’autrement nos concitoyens ont des attentes à la fois excessives et insuffisantes quant à l’expérience politique. C’est un paradoxe de notre modernité politique, qui s’explique notamment par un désintérêt pour la subsidiarité, un principe de la doctrine sociale de l’Église suivant lequel la responsabilité d’agir sur une question donnée revient à la communauté qui en expérimente le plus directement les effets.
Or, nous vivons ici et maintenant dans le monde de l’État-providence, c’est-à-dire l’état d’une société où l’essentiel des nécessités humaines les plus élémentaires trouvent satisfaction de quelque manière par une réponse étatique. Devant les réalités du quotidien, les imperfections du marché, les désirs matériels, c’est l’État ou principalement l’État, qui répond présent.
Cette situation est en un sens tout à fait nouvelle et unique au regard de l’histoire universelle. Jamais auparavant l’État, la république, le royaume, n’avait pris sur lui de répondre aussi directement et aussi promptement aux nécessités particulières, aux besoins locaux, voire familiaux et individuels. Nous vivons désormais dans l’attente de ces services et entretenons à l’égard de l’État des attentes extrêmement élevées. C’est pourquoi on entend souvent que les »contribuables » (les citoyens) veulent en avoir pour leur »argent » (leurs taxes). Nous sommes sortis de l’amitié civique pour entrer dans une relation d’affaire, parfois même prédatoire.
Évidemment, nos devanciers avaient, eux aussi, des besoins et des désirs pour eux-mêmes et leurs proches, leurs familles, leurs communautés. Mais pour l’essentiel de l’histoire humaine, ils trouvaient satisfaction (ou privation), dans des contextes plus locaux, plus communautaires, et en un sens plus naturels, par la participation à des corps intermédiaires entre l’individu et l’État, aujourd’hui fortement affaiblis. Le processus qui nous a conduit jusqu’ici a donc généré chez nous des attentes excessives à l’égard de l’État politique. Nous demandons de lui des choses qu’il ne lui appartient pas de nous donner, du moins, si on en croit la doctrine sociale de l’Église et la centralité du principe de subsidiarité.
Une négation de notre nature politique
Pourtant, nous avons aussi et surtout des attentes insuffisantes à l’égard de la politique, qui se trouvent, en un sens, à un niveau plus humain et plus profond. Ces attentes sont si faibles qu’elles attaquent notre nature politique. Libérés de la famille, libérés de l’amitié, libérés de l’Église et de quelque autre forme d’engagement librement consenti, plusieurs de nos concitoyens se placent dans une situation de dépendance, seuls face à l’État.
Peu d’entre nous voient l’activité politique comme une recherche délibérée du bien commun qui engage, dans une démocratie comme la nôtre, l’ensemble des citoyens. D’ailleurs, le titre de citoyen, qui faisait à Athènes ou à Rome l’honneur de ceux qui le portaient, est pour nous vidé de son sens. Occupés à requérir de l’État des nécessités matérielles et même parfois jusqu’au sens de notre vie, notre activité politique se résume trop souvent à voter pour celui qui nous promet le meilleur rendement sur notre investissement. Nous ne cherchons pas à poursuivre le bien commun de la société politique dans laquelle nous nous inscrivons, mais bien plutôt à accroître notre bien particulier, parfois même au dépens de la communauté dans son ensemble.
C’est pourquoi on peut également soutenir que nous avons à l’égard de la politique des attentes insuffisantes. La politique est cette activité, éminemment humaine, qui nous fait sortir de nos particularisme et nous fait nous engager en vue de biens plus universels. Il en va de même pour les chrétiens, dont la nature n’est pas changée mais plutôt élevée par la Grâce. D’une certaine manière, la politique en son sens le plus noble nous prépare même à la recherche de biens encore plus élevés. Il est ainsi nécessaire d’avoir une saine politique, comme il est essentiel d’avoir une saine vie familiale.
La famille, un modèle pour les communautés plus larges
La famille est en un sens la forme la plus restreinte, la plus condensée, de communauté à laquelle il nous est donné d’appartenir. Elle n’a pas le caractère politique de la cité ou de la nation, dont elle ne partage pas la nature délibérative et plurielle. Or dans la famille, comme dans la vie politique, s’exerce une autorité dont la fin dépasse les besoins immédiats et particuliers des individus qui la composent. En famille, on comprend intuitivement que le bien du tout l’emporte sur celui des parties. Les parents, qui justement ont la charge d’autorité, acceptent plus aisément le sacrifice et le dénuement, lorsqu’il est rendu nécessaire par les circonstances.
En famille, on sait qu’en dépit de leurs imperfections, nos frères, nos sœurs, nos parents sont dignes de notre respect et même de notre affection, en tant qu’ils partagent avec nous le lien de parenté. Ainsi la saine famille peut nous apprendre certaines choses sur la saine république, la saine communauté politique. Les citoyens ont, en tant que citoyens, le devoir de veiller chacun sur le bien de l’ensemble. Ils éprouvent souvent une affection parfois naïve mais sincère pour leurs concitoyens, avec lesquels ils partagent un titre de haute distinction.
De petits et de grands ensembles
Enfin, dans la saine république on ne confond pas l’État avec la famille, ni entre eux les autres corps intermédiaires qui cimentent, de la plus petite à la plus grande, les communautés de parenté, de l’amitié, de la langue. On ne la confond pas davantage avec l’incommensurablement plus universelle res publica christiania, qui réunit les croyants par delà toutes les frontières matérielles et idéelles.
À leur place et bien comprises, toutes ces communautés sont belles, bonnes et authentiques; elles répondent à la nature humaine en l’épousant de façon harmonieuse. Dans la démesure, elles perdent de leur éclat et deviennent des parodies d’elles-mêmes. Cette tension entre universalité et particularité est bien exprimée par le Pape François qui, dans l’encyclique Fratelli tutti, affirme :
« la fraternité universelle et l’amitié sociale constituent partout deux pôles inséparables et coessentiels. Les séparer entraîne une déformation et une polarisation préjudiciables » (par. 142).
La société politique a besoin pour réaliser sa fin de saines familles, de corps intermédiaires solides et de citoyens capables d’une amitié authentique. L’Église, la res publica christiana, a elle aussi plus que jamais besoin de fidèles véritablement libres et capables d’habiter, chacun selon sa vocation, de petites sociétés qui participent à sa souveraine beauté. Pour les chrétiens qui sont liés par le sacrement du mariage s’impose ainsi plus que jamais la responsabilité d’édifier une église domestique pleine de vigueur et de sainteté.