Voici l’intégrale de l’entrevue que j’ai réalisée vendredi dernier avec Sami Aoun, professeur titulaire de politique appliquée à l’Université de Sherbrooke, directeur de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et cofondateur de l’Observatoire sur la radicalisation et la violence extrême et qui a gentiment accepté de répondre à quelques unes de mes questions lors de la conférence de presse à Montréal de Mor Ignatius Aphrem II, Patriarche orthodoxe d’Antioche en lien avec la crise syrienne. La question des chrétiens et des minorités au Moyen-Orient est au cœur de ses intérêts. Il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet tels que : Après le choc; Moyen-Orient : incertitudes, violences et espoirs et l’Islam entre tradition et modernité.
Question 1 : Pouvez-vous nous décrire la situation actuelle des chrétiens au Moyen-Orient?
Elle est tragique en ce sens que toutes les populations souffrent. Il y a des guerres au Proche-Orient qui font s’effondrer la mosaïque, c’est-à-dire le pluralisme interculturel et interreligieux. Par contre, c’est surtout les minorités qui payent un prix plus élevé. Plus que les majorités même s’il est vrai que c’est une grande souffrance pour tout le monde. C’est que les minorités risquent d’être éradiquées, déracinées tandis que les autres pourraient avoir les moyens de survivre après les tragédies. Les minorités, on le remarque bien, parfois elles sont harcelées provoquant leur déplacement ou leur déracinement. Ou encore elles sont exécutées. De plus, elles perdent leurs points de repère et leur mémoire collective quand on détruit leurs couvents ou leurs églises. En ce sens, c’est certainement tragique pour tout le monde mais les minorités, surtout les minorités chrétiennes en pâtissent plus.
Question 2 : Comment décririez-vous le rôle qu’un chef religieux tel que le patriarche orthodoxe peut jouer sur le terrain ?
Certes, les autorités ou instances patriarcales ou religieuses en général sont coincées entre le marteau et l’enclume. D’un côté, ils ne peuvent faire l’éloge du despotisme et fermer les yeux sur les horreurs des régimes qui ont manqué à leurs devoirs de s’engager à la démocratisation et à la libéralisation de leur pays et d’assurer un état de droit pour tout le monde, surtout le droit à la différence et à la liberté de conscience. Mais de l’autre côté, ils se trouvent devant un monstre : la barbarie du fanatisme et la barbarie des groupes radicaux. En ce sens, ils ont la grande responsabilité de dire la vérité et de témoigner pour la cause de leur peuple et pour la cause, surtout, de toute la société et pas seulement des chrétiens.
Malheureusement, quand vous vivez dans des sociétés en proie aux conflits, et qui sont à feu et à sang, ces instances religieuses perdent parfois leur autonomie et adoptent un discours teinté de tolérance et de compréhension. Et elles perdent peu à peu de l’importance ou pèsent peu dans les décisions politiques. Elles peuvent représenter une référence morale mais n’ont plus vraiment de poids dans les décisions politiques.
Question 3 : Quelle est la raison pour laquelle le patriarche est venu au Canada? Quel est son objectif?
Pour ceux qui connaissent un peu la région, il y a des territoires qui sont situés entre l’Irak, la Syrie et la Turquie. Cette région est le berceau de l’église syriaque et, comme vous le savez, le peuple syriaque est un peuple fondateur des cultures et des civilisations dans cette région. Plus précisément, son église a été ravagée par de nombreux massacres. En vérité, ce peuple n’a pas eu reçu ni l’attention ni « fait la une » des médias occidentaux qui s’intéressaient davantage aux Kurdes et à certains de leurs malheurs ou à d’autres communautés. Par cette visite au Canada, le patriarche effectue une mission apostolique non seulement pour manifester qu’il est solidaire avec sa communauté diasporique (qui vit à l’extérieur de son territoire géographique) mais également pour conscientiser les décideurs politiques occidentaux (comme vous le savez, ils vivent parfois dans une ambiance sécularisée qui les rend presque insensibles à la cause religieuse). C’est pourquoi, le patriarche est très vigilant puisqu’il ne veut pas une instrumentalisation de la cause des chrétiens mais il cherche plutôt à faire pression pour qu’on trouve une solution à la situation de tout le peuple qui vit dans la région. Il cherche aussi à obtenir une solution de réconciliation dans laquelle les chrétiens, particulièrement, trouveront leur place en tant que citoyens égaux et libres.
Question 4 : En tant qu’analyste politique, que proposez-vous comme solutions politiques à court et long terme pour mettre fin à la crise?
À court terme, certainement, il faut appliquer l’urgence de l’éthique c’est-à-dire porter secours et assistance aux gens qui prennent la fuite et qui sont vraiment dans la déperdition totale. Mais, il y a aussi une solution diplomatique et politique qui devrait aider à la réconciliation nationale et refonder les régimes de cette région selon les idéaux de la modernité et de la démocratie libérale de telle sorte que ces minorités se trouvent bien chez elles et qu’elles trouvent leurs libertés quelles que soient leur foi, leur allégeance politique, en somme, dans l’égalité citoyenne. En ce sens, il faut établir un dialogue interreligieux, surtout avec l’islam, qui de toute évidence passe à travers une crise; une crise de ses institutions traditionnelles qui n’arrivent pas à faire face au jeu politique et sont à la remorque, peut-être un peu, de la politique; mais aussi une crise de l’islam guerrier et de l’islamisme politique qui cherchent comment se rattacher aux idéaux de la modernité.
Dans ce contexte, le rôle des chrétiens est très important puisque ceux-ci peuvent aider à créer un dialogue entre les musulmans et la modernité et aussi aider par des initiatives diplomatiques qui ne considèrent pas la Syrie ou même le Liban ou l’Irak comme étant un champ de bataille mais plutôt comme un chantier de reconstruction.