(Image : Courtoisie de Unsplash)
Au cours des derniers mois, un nouveau mot à la mode a commencé à circuler dans les milieux catholiques américains, débordant jusque dans les médias grand public et provoquant une controverse appréciable : la notion de cohérence eucharistique.
À première vue, la conversation qui y est associée semble jaillir d’une collision assez peu commune entre les affaires de l’État et celles de l’Église, tournant autour de l’élection d’un deuxième président catholique, Joe Biden, mais les racines d’une réflexion renouvelée sur l’eucharistie dans le contexte américain soient plus profondes que cela.
Commençons par rendre compte – autant que faire se peut – du contexte social et politique.
Un homme et son temps
Joe Biden avait 17 ans lorsque JFK – le tout premier président catholique, lui aussi d’origine irlandaise – a été élu en 1960 ; il avait 20 ans lorsque Vatican II s’est ouvert en 1962 ; il avait 25 ans lorsque Humanae Vitae a été promulguée en 1968 ; et il était déjà bien engagé dans sa carrière politique lorsque Jean-Paul II est devenu pape en 1978. La génération de catholiques américains à laquelle il appartient est à bien des égards différente des plus jeunes générations.
Les catholiques de la génération de Biden faisaient souvent partie de groupes ethniques confrontés à la marginalisation : Irlandais, Italiens, Polonais, Canadiens français, etc. Leur foyer naturel était le Parti démocrate, qui, à l’époque, était perçu par beaucoup comme reflétant mieux la doctrine sociale de l’Église, avec ses idéaux économiques progressistes et sa lutte pour les droits civils, au niveau fédéral du moins.
Lorsque Biden est entré en politique fédérale en tant que jeune sénateur du Delaware en 1973, le jugement historique de la Cour suprême sur la légalité de l’avortement, Roe c. Wade, était à quelques jours d’être prononcé. Cette décision particulière est finalement devenue un point de désaccord majeur dans la société américaine, conduisant à une ère de guerres culturelles opposant les partisans d’une conception traditionnelle du mariage, de la famille, de la sexualité, mais aussi de la religion et de sa relation avec le politique, aux partisans d’une conception progressiste du libéralisme.
Pendant un bon moment, ces guerres culturelles ont opposé les membres des partis respectifs tout autant que les partis eux-mêmes. Il y avait des démocrates pro-vie et pro-choix ainsi que des républicains pro-vie et pro-choix. Cependant, sous l’influence d’un processus lent mais croissant de polarisation politique et sociale, les deux partis sont devenus de plus en plus liés à l’une ou l’autre de ces positions.
Une société polarisée, une Église déchirée
En conséquence, les Américains qui voulaient voter pour l’un ou l’autre des grands partis politiques traditionnels devaient choisir entre un parti économiquement et socialement conservateur et un parti économiquement et socialement libéral, laissant les catholiques américains avec deux options souvent peu attrayantes.
En effet, comme nous le savons, la doctrine sociale de l’Église, une tradition qui, dans sa forme moderne, remonte au pape Léon XIII, rejette à bien des égards le type de perspective économique que l’on décrit habituellement comme conservatrice aux États-Unis, du moins jusqu’à un certain point. L’Église catholique ne s’est pas engagée dans des considérations politiques et économiques particulières sur les moyens de mettre en œuvre les principes généraux qu’elle avance, mais le genre de dédain pour le pauvre qu’on a pu voir au cours des dernières décennies chez certains éléments de la droite américaine entre clairement en contradiction avec les instincts sociaux de nombreux catholiques.
D’autre part, les enseignements clairs, définitifs et faisant autorité de l’Église sur des questions telles que l’avortement, le mariage et la sexualité, par exemple, mais aussi sur l’euthanasie et des notions générales de bioéthique, ont souvent été décrits dans notre environnement polarisé comme étant conservateurs. La plupart des grandes figures progressistes ou libérales du pays se sont associées à des luttes sociales et politiques contre ces normes qui, pour la plupart, ne sont pas en fait ancrées dans la croyance religieuse tant qu’elles reflètent l’attachement continu de l’Église catholique à une philosophie morale réaliste. En termes simples, cela signifie que la loi morale que nous soutenons épouse notre nature et que l’adhésion à cette loi conduit au bonheur.
Dans ces guerres culturelles, les catholiques ont souvent été pris entre l’arbre et l’écorce. La pression exercée pour se conformer à un environnement politique polarisé ne cessant d’augmenter, beaucoup se sont retrouvés face à un choix binaire : soit ils devaient mettre de côté les principes économiques de la doctrine sociale de l’Église – comme s’il s’agissait d’une sorte de supplément facultatif – et se ranger du côté des conservateurs, soit ils prenaient le parti des libéraux sur des questions épineuses afin de poursuivre leur vision de la justice sociale.
L’avortement et les guerres culturelles
Il s’agit évidemment d’une représentation très schématique de la situation, mais à bien des égards, cette dichotomie a également défini une nouvelle division au sein de l’Église entre ce qu’on a appelé des « catholiques libéraux » et des « catholiques conservateurs » – un schisme politique indésirable qui a déchiré l’unité de l’enseignement de l’Église sur les questions concernant le bien commun d’une manière très dommageable. Néanmoins, cette division a défini le catholicisme américain pendant des décennies – jusqu’à ce que des événements récents viennent brouiller les cartes.
Joe Biden, un catholique irlandais du Delaware aux tendances progressistes, a choisi son camp, comme tant d’autres. Modéré dans l’âme, il s’est efforcé tout au long de sa carrière de maintenir une position mitoyenne sur des questions dites complexes comme l’avortement. Dans les années 70, il était personnellement opposé à l’avortement et politiquement favorable à certaines restrictions. Aujourd’hui, au soir de sa vie politique, la position de Biden sur l’avortement reflète le courant dominant du progressisme actuel : il est clairement et sans équivoque en faveur de la légalité, de la disponibilité et du caractère abordable de l’avortement, et dirige son administration en conséquence.
Évidemment, cela contraste avec l’insistance de l’Église catholique à dénoncer l’avortement et à plaider pour son abolition. L’avortement a été décrit comme une question morale de très haute importance par tous les Papes à qui la question a été posée, depuis qu’elle est considérée comme un sujet de débat. Les catholiques, selon l’enseignement de l’Église, ont l’obligation morale d’aborder cette question, lorsqu’ils exercent leur droit de vote, avec grand soin et grande considération.
Selon un mémorandum de 2004 produit par la Congrégation pour la doctrine de la foi, signé par son préfet – à l’époque Joseph Ratzinger, qui est devenu le pape Benoît XVI peu après – une personne peut voter pour un candidat qui défend la position pro-choix, avec un esprit de proportion, malgré la position dudit candidat, mais jamais à cause de cette position. Dans le même esprit, un acteur politique donné qui est catholique peut choisir de ne pas poursuivre une lutte politique contre l’avortement pour des raisons prudentielles dans certaines circonstances, mais ne peut pas, par ses actions, faciliter l’accès à l’avortement sans prendre part à un acte intrinsèquement mauvais.
La vitalité des débats sur l’avortement dans la société et la politique américaines est devenue spécifique au contexte américain. Dans d’autres pays, comme le Canada et une grande partie de l’Europe occidentale, la réalité est qu’il y a très peu d’intérêt politique pour un changement sur cette question, du moins pour le moment. En ce sens, les politiciens américains de confession catholique se trouvent dans un ensemble très spécifique de circonstances morales et politiques qui seraient impensables ailleurs de nos jours.
Des tensions croissantes
Le fait qu’un président catholique en exercice (et nous pourrions également noter une présidente en exercice de la Chambre des représentants, également catholique) s’oppose si vigoureusement à l’agenda pro-vie dans de telles circonstances a entraîné des tensions au sein de l’Église catholique des États-Unis. Certains perçoivent Biden comme une figure modérée qui a aidé le pays à guérir, à dépasser une présidence remarquablement controversée et – diraient-ils – dangereuse. Le programme économique et environnemental de Biden serait également décrit par beaucoup comme plus conforme à des principes de solidarité sociale que celui de son prédécesseur.
Cependant, d’autres estiment qu’un catholique contredisant la plus haute autorité de l’Église sur une question aussi importante fait scandale. Après tout, Biden ne se contente pas de tolérer l’avortement comme une réalité inévitable, mais a été un défenseur constant, bien que prudent, du mouvement pro-choix au fil des ans. Ceci, disent-ils, laisse Biden dans un état de péché grave, public et obstiné, et les personnes dans sa situation ne devraient pas être autorisées à recevoir la communion, parce qu’elles ne sont pas, en fait, en communion avec l’Église sur une question morale clairement et définitivement réglée.
L’argumentation en faveur de cette position se fonde sur le droit canonique, en particulier le canon 915, qui stipule que : « les excommuniés et les interdits, après l’infliction ou la déclaration de la peine et ceux qui persistent avec obstination dans un péché grave et manifeste, ne seront pas admis à la sainte communion ». Selon le mémorandum de la CDF cité ci-dessus, les hommes politiques qui militent activement en faveur de l’avortement ou de l’euthanasie ne devraient pas être autorisés par leur pasteur à recevoir la communion tant qu’ils se trouvent dans cette situation objective de péché. Cette position a été maintenue par l’USCCB – la Conférence des évêques catholiques des États-Unis – depuis lors.
Certains prêtres et évêques estiment toutefois que toute décision visant à isoler le président Biden et à lui refuser la communion serait motivée par des considérations politiques. Ils pensent qu’une telle décision aurait pour effet de politiser l’eucharistie d’une manière qui divise et, en tant que telle, serait contraire à la notion même de communion.
Une Église prise au piège
Ces débats ont donné lieu à une rhétorique intense dans le monde des médias catholiques américains. C’est dans ce contexte que l’USCCB a choisi, après un vote plus tôt cet été, d’approuver la rédaction d’un document sur l’eucharistie, espérant méditer et réfléchir sur ce mystère et sa centralité dans la vie de l’Église ainsi que sur les implications de la communion eucharistique pour l’Église et les fidèles de manière holistique, d’où la notion de cohérence eucharistique.
Beaucoup ont noté que le contexte politique particulier entourant ce processus a obscurci la plénitude des intentions des évêques, pour qui une variété d’autres motivations – telles qu’une compréhension et une croyance défaillantes dans le mystère de l’eucharistie parmi la population catholique américaine – ont donné lieu à la rédaction d’un tel document.
En tant que telles, les réflexions sur la centralité de l’eucharistie pour les catholiques ne sont en aucun cas limitées à la controverse particulière entourant la situation singulière du président Biden. Loin de là. En fait, le document doit être compris comme une continuation de l’enseignement antérieur sur le sujet, comme l’encyclique Ecclesia de Eucharistia du saint Pape Jean Paul II en 2003 et Sacramentum caritatis, l’exhortation apostolique post-synodale du Pape Benoît XVI en 2007.
L’espoir d’un renouveau eucharistique
Avant l’Assemblée générale d’automne de l’USCCB, qui a lieu cette semaine, un document de travail, qui ne mentionne ni Biden ni l’avortement en particulier, a été porté à la connaissance du public, réaffirmant des considérations théologiques générales sur le sacrement.
Il semblerait que la plupart des évêques pensent que la priorité devrait être donnée à l’évangélisation et à un meilleur enseignement sur la splendeur de l’eucharistie dans le contexte d’une société sécularisée, où de nombreux catholiques ne comprennent pas ou ne croient pas en la présence réelle de Jésus-Christ dans le pain et le vin consacrés, par exemple, et en tenant compte des effets de la pandémie sur la fréquentation de l’Église et sur les communautés catholiques à travers le pays.
En ce sens, il semble que l’USCCB – ou du moins les évêques responsables de la rédaction du document – préfère ne pas limiter la conversation sur l’eucharistie comme « un mystère à croire, à célébrer et à vivre » (Sacramentum caritatis, 2007) aux particularités d’une controverse politique spécifique. En même temps, elle a démontré sa volonté constante à réitérer les principes généraux concernant la disposition à recevoir la communion comme un élément parmi d’autres dans une compréhension plus large de ce sacrement, avec ses différents aspects.
Cela reflète le principe d’organisation de l’Église, où l’autorité n’est pas nationale, mais plutôt diocésaine. Bien que certains au sein de l’Église américaine puissent espérer voir l’USCCB se prononcer dans un sens ou dans l’autre sur cette question, l’USCCB n’a aucune autorité particulière sur ce sujet; seuls les évêques concernés en ont une, dans le cadre de leur juridiction et conformément au droit canonique.
Il est très possible que ceux qui souhaitaient que l’USCCB condamne publiquement et sans équivoque le président Biden pour sa politique pro-choix et ceux qui ont tendance à rejeter l’application attentive des principes concernant la disposition à recevoir la communion aux personnalités publiques soient déçus. Il n’y a pas de place dans l’Église pour les divisions particulières du système partisan américain, mais il y a très certainement de la place dans la société américaine – comme dans toutes les sociétés – pour le genre d’unité fondée sur la vérité que seule l’Église peut pleinement offrir.