« Mourir pour la vérité et vivre avec la vérité » En mémoire des martyrs jésuites du Salvador par P. Michael Czerny, s.j.
Dans les années 1970 Au Salvador, les mouvements paysans, les syndicats et d’autres organisations de la base fesaient des changements économiques, politique et social. Dans les années 1980, cette agitation devint une guerre civile quand plusieurs organisations de guérilla se regroupèrent au sein du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN)pour combattre le régime militaire qui bénéficiait de l’appui inconditionnel des États-Unis. Le conflit atteignit son point culminant en 1989 quand le FMLN lança une attaque contre la capitale dont il parvint à contrôler la moitié. À ce point de tension maximale, ce que craignaient plus que tout les forces armées, c’est que le père Ignacio Ellacuría, s.j., ne soit nommé médiateur, ce qui les contrain-drait à reconnaître le FMLN et à lui faire des concessions.
Le lundi 13 novembre 1989, Ellacuría était rentré d’Espagne et s’était rendu à l’Université centre-américaine (UCA) dont il était le recteur. La résidence jésuite se trouvait dans un quartier voisin, mais pour des raisons de sécurité, on venait d’en construire une nouvelle sur le campus. Le soir même, la maison fit l’objet d’un raid de commandos d’un bataillon contre-insurrectionnel entraîné aux États-Unis, qui prétendaient rechercher des armes. Deux jours plus tard, dans la soirée du mercredi 15 novembre, à la base militaire située à environ un kilomètre du campus jésuite, le haut commandement se réunit. Après qu’on eut évalué le risque d’une médiation d’Ellacuría, l’ordre tomba : «Tuez Ellacuría et ne laissez aucun témoin.»
Un peu après minuit le 16 novembre, des membres du même bataillon occupèrent le campus et envahirent la résidence jésuite. Cinq des prêtres furent conduits à l’extérieur, contraints de s’allonger sur le sol et assassinés d’une balle dans la tête. Le plus vieux fut tué à l’intérieur avec deux femmes qui avaient cherché refuge tout près dans la salle de couture.
Qui sont les huit martyrs de l’UCA ? D’abord, les deux femmes terrifiées par les tirs à proximité de leur petite maison à l’entrée du campus. Elles étaient venues chercher refuge à la résidence des jésuites. Julia Elba Ramos était une personne très simple, à demi analphabète, dévouée et enjouée. Elle travaillait au théologat des jésuites (où j’ai résidé pendant 2 ans). Elle y faisait la cuisine et le ménage, mais en réalité elle était aussi un élément important de la communauté de formation jésuite, et elle n’hésitait pas à donner de sages conseils à ceux qui se décou-rageaient. Julia avait 42 ans et elle est morte en serrant dans ses bras sa fille de 15 ans, Celina, comme pour la protéger des balles. Julia Elba et Celina représentent le peuple de Dieu au service des martyrs de l’UCA et pour qui elles ont donné leur vie.
Il y avait aussi deux jésuites que j’avais eu l’occasion de croiser : Juan Ramón Moreno, doté d’une solide formation en philosophie et en théologie, ancien maître des novices de la province d’Amérique centrale et alors secrétaire du provincial. Il avait 56 ans ; c’était un homme doux, qui ne haussait jamais le ton et Joaquin López y López, né dans l’une des familles les plus riches du Salvador, qui avait embrassé la simplicité et l’humilité. Et il avait fondé Fe y Alegría, vaste programme d’éducation populaire destiné aux populations les plus pauvres. Lolo avait 71 ans.
Depuis plus de dix ans, Ignacio Ellacuría était le recteur de l’UCA. La longue souffrance des pauvres inspirait l’ardeur qu’il mettait à rechercher un règlement négocié à la guerre civile. Ellacu avait 59 ans.
Segundo Montes fut le premier chez les jésuites à s’inquiéter des réfugiés déplacés par la guerre et à étudier leur situation. Sociologue, il avait publié d’excellentes recherches sur l’agriculture salvadorienne ainsi que sur la culture autochtone et les croyances religieuses. Segundo avait fondé l’Institut des droits de la personne de l’UCA (IDHUCA) ; je lui ai succédé comme directeur. Il avait 56 ans. J’en avais 43 quand j’ai pris la relève.
Il y en a deux que je connaissais bien: Amando López et Ignacio Martín-Baró. J’avais rencontré Amando López pour la première fois à Managua en 1978, où il était recteur de l’École secondaire centre-américaine. Doux, généreux et attachant, il avait 53 ans. À peu près à la même époque, en 1978, Ignacio Martín-Baró et moi étions étudiants de 2e cycle à l’Université de Chicago. Très doué sur le plan intellectuel, Nacho mettait la psychologie sociale au service des sans-voix; il avait fondé l’Institut d’opinion publique de l’UCA (IUDOP). Il avait 47 ans.
L’héritage que nous ont laissé nos compagnons tient avant tout à leur témoignage de foi et à leur profond amour des pauvres. Per fidem martyrum pro veritate morientum cum veritate viventium. Saint Augustin résume ainsi le mystère : par la foi des martyrs qui meurent pour la vérité et qui vivent avec la vérité (La Cité de Dieu, IV, 30). Cette vérité ne serait pas toute la vérité si elle n’incluait pas le Christ, la justice et la paix.
___
Le père Michael Czerny s.j., jésuite canadien, était directeur du Centre jésuite pour la foi sociale et la justice de Toronto quand, il y a 26 ans, huit personnes furent assassinées à l’Université centre-américaine (UCA). Celui qui était alors le provincial du Canada anglais, le père William Addley, s.j., accompagna Michael aux funérailles et l’envoya peu après en mission au Salvador pour contribuer à la reconstruction de l’UCA. Le père Czerny est aujourd’hui adjoint spécial du cardinal Peter Kodwo Appiah Turkson, président du Conseil pontifical pour la justice et la paix, au Vatican.
Cet extrait provient du magazine Sel et Lumière édition hiver 2015