Homélie de Monsieur le Cardinal Jaime Lucas Ortega y Alamino
Archevêque de San Cristobal de La Havane
Envoyé spécial de Sa Sainteté le Pape François
Basilique-cathédrale Notre-Dame de Québec, Québec, le 14 septembre 2014
Chers frères et sœurs, chers amis,
À la veille de la date qui commémore le 350e anniversaire de l’établissement de la première paroisse en Amérique du Nord, au nord des colonies espagnoles, l’Église célèbre la Fête de la Croix Glorieuse. La croix, comme instrument de torture, dans le temps où les vieux empires l’ont employée comme supplice des délinquants, ennemis ou pauvres déclassés, condamnés à mort, a toujours été signe d’ignominie, de cruauté et de haine. Quand on évoque, par contre, un événe- ment glorieux comme le triomphe d’un artiste ou la réussite d’un homme de science, dont ses découvertes bénéficient à l’humanité, nos sentiments sont de gratitude, de joie, de louange.
C’est seulement après que le Christ eut souffert sur la Croix, en nous montrant les côtés les plus nobles de l’être humain : l’amour sans limites, le pardon, le don de soi, l’abandon dans les mains de Dieu, la paix spirituelle que nous avons pu concilier Croix et Gloire. Parce que Jésus nous a montré comment, dans l’abîme de la solitude et de la souffrance, nous pouvons trouver la gloire, si on laisse de côté le désespoir, l’angoisse, les réactions violentes et inutiles, pour rencon- trer la paix, là où la douleur est plus profonde et lacérante, quand la réalité devient décevante ou inexplicable et que l’on s’abandonne entre les mains de Dieu.
Seule la Croix peut concilier les contraires. C’est seulement en regardant vers la Croix que nous pouvons guérir nos blessures et retrouver l’espérance, comme l’a fait le peuple de Dieu au désert, quand Moïse a dressé au sommet d’un mât un serpent de bronze. Alors, tous ceux qui étaient mordus par les serpents guérissaient de leurs morsures empoisonnées en regardant vers ce signe.
La Croix nous abîme et nous redresse ; la Croix nous guérit et nous sauve. Jésus, élevé sur la Croix, nous attire. Son amour sans limites nous réconcilie avec nous-mêmes et avec les autres. Quand notre regard se fixe sur la Croix, nous sommes sauvés du naufrage de la vie. Nous deve- nons capables de reprendre courage pour trouver des réponses à nos questions toujours nouvelles, toujours les mêmes.
Chers frères et sœurs, il y a plus de 400 ans, sur le paysage exubérant des lacs et des mon- tagnes, des bois et des prairies de cette terre merveilleuse du Canada, blanche ou verte, rouge et jaune, fût dressée la Croix du Christ. Sur cette Croix, mise en haut par les évangélisateurs de la première heure, les porteurs eux-mêmes de la Bonne Nouvelle furent immolés. Ils ont subi le martyre, des années avant la création de la paroisse Notre-Dame de Québec. Leur sang a fécondé cette terre canadienne qui a produit tant de fruits de sainteté et d’amour chrétien. Les bénéfi- ciaires de cette récolte ont été, en premier lieu, les fils et les filles du peuple laborieux, braves et renchéris de la Nouvelle-France, qui a su faire face à la dureté du climat et aux avatars d’une his- toire particulière et pleine de changements, dans laquelle la foi chrétienne a été la flamme pour réchauffer la froideur des cœurs, la lumière qui, à travers les ombres des longs hivers, a empêché qu’on perde de vue l’amour familial, la valeur personnelle et sociale du travail, la solidarité comme peuple désireux de garder sa culture, sa langue, ses belles traditions qui se sont toutes affermies sur la foi catholique.
Cette foi a été vécue autour des églises paroissiales où les prêtres ont dû assumer alors, pour l’accompagnement pastoral de son peuple, beaucoup de rôles de suppléances. Ainsi, mon- sieur le curé était en même temps le médecin, le banquier, le juge et l’avocat. Dans des lieux voi- sins à l’église paroissiale, après la messe du dimanche, se réglaient entre chrétiens les problèmes des piquets de clôtures déplacés sur la propriété d’un autre cultivateur, ou se vendaient et s’achetaient des agneaux et des vaches. C’est le Canada français que j’ai encore connu dans les temps où mes confrères du Séminaire des Missions Étrangères de Pont-Viau m’invitaient chez- eux pour les vacances d’été et pour y « faire les foins » en famille. C’est sûrement un Québec merveilleux et dépassé, quand les familles étaient nombreuses et les soirées de famille inou- bliables. Là, on racontait des histoires et tous chantaient, les plus vieux avec nostalgie, et les plus jeunes avec espérance : «Le ciel est bleu, réveille-toi, c’est un jour nouveau qui commence ».
Chers frères et sœurs canadiens : 350 ans après l’établissement de la première paroisse du Québec, Mgr François de Laval, votre saint évêque fondateur, un missionnaire inlassable qui est mort en nous laissant le témoignage d’un grand pasteur, semble vous inviter à commencer un jour nouveau dans votre vie chrétienne. Avec lui, et avec le Pape François, je veux vous dire à chacun de vous, chers québécois, chers canadiens : « Réveille-toi, un jour nouveau commence » au vingt-et-unième siècle pour l’Église du Québec, pour l’Église du Canada. Cela ne veut pas dire que le passé doit être oublié et encore moins rejeté. Un peuple qui oublie ou rejette son passé peut se dissoudre dans les structures rigides et monotones d’un monde global sans visage, ni figure et perdre son identité.
Il y a des structures et des façons d’agir qui furent valables pour le temps passé, quoiqu’on y trouve aujourd’hui les ombres qui accompagnent toujours la lumière. Mais cela a été le moyen que les anciennes générations ont trouvés pour proposer et soutenir des valeurs personnelles, fa- miliales et sociales, pour développer des attitudes et comportements humains qui constituent au- jourd’hui le riche patrimoine de votre peuple, et pour cultiver chez les peuples les vertus chré- tiennes, vécues parfois de façon héroïque, comme en témoigne la vie lumineuse des premiers missionnaires, prêtres et religieuses, et d’autres chrétiens qui les ont suivis. Quelques-uns d’entre eux sont inscrits au catalogue des saints et saintes : Saint François de Laval, Sainte Marie de l’Incarnation et les bienheureuses Marie-Catherine de Saint-Augustin et Dina Bélanger.
Mais il y a aussi un bon nombre de prêtres, religieux, religieuses et laïcs, hommes et femmes, pères et mères de famille, qui se sont sanctifiés dans l’anonymat de la vie quotidienne. Ils ont dressé très haut la Croix glorieuse du Christ, et non pas seulement devant vous, Canadiens, car l’ombre de la Croix, portée par vos missionnaires, a couvert de vastes régions du monde. L’Amérique latine et les Caraïbes, l’Afrique et l’Asie ont connu l’ardeur missionnaire de l’Église du Québec à travers des prêtres, religieux et religieuses, qui sont venus partager la vie et la souf- france de ces peuples pour annoncer l’Évangile.
Ma présence ici est celle d’un bénéficiaire de cet esprit missionnaire de l’Église québécoise qui a amené à Cuba, aux années cinquante du siècle passé, presque une centaine de prêtres des Missions Étrangères de la Province de Québec et plus d’une centaine de religieuses de différentes congrégations de cette même Province. Les Prêtres des Missions Étrangères étaient responsables du Petit Séminaire de mon Diocèse où j’ai fait quatre ans d’études avant de venir à Montréal pour étudier la théologie chez-eux au Séminaire de Pont-Viau.
Tout cela a créé des liens d’amitié et de gratitude de ma part envers l’Église de la Province de Québec, et spécialement envers les chers prêtres missionnaires avec lesquels j’ai fait non pas seulement mes études, mais dont j’ai reçu, dans le climat missionnaire du Séminaire de Pont- Viau, l’esprit évangélisateur que j’ai conservé, grâce au Seigneur, jusqu’à mon cinquantième an- niversaire d’ordination sacerdotale.
C’est pourquoi le Pape François, connaisseur de ma relation spéciale à cette Église du Canada, a voulu me désigner son délégué pour cette célébration. Dans la lettre que le Saint-Père m’a adressée pour me confier cet honneur, il fait une référence concrète à la mission évangélisatrice de l’Église et me demande d’exhorter spécialement les prêtres à la mission. C’est ce que je fais en pensant plutôt à cette nouvelle évangélisation que vous devez déployer en votre pays. Le Québec, qui se trouve en Amérique et n’a pas beaucoup plus de 350 années de vie ecclésiale, est cepen- dant un pays de vieille chrétienté, parce qu’il fut fondé par des catholiques venus de la France, considérée en ce temps encore un pays catholique, car il n’avait pas subi les grands ébranlements produits dans d’autres régions de l’Europe par la réforme protestante. L’Église du Québec fut donc établie selon le modèle de vie ecclésiale existant en France. Mais plus tard, quand les mou- vements sociaux et la révolution ont agité la France et toute l’Europe continentale, l’Église du Québec fut protégée des effets de ces événements, car le Canada s’était détaché de la France avant qu’ils se produisent.
Donc, c’est le mouvement séculariste tardif du XXe siècle qui a secoué le Canada, et très spécialement le Québec, le responsable des conditions de déchristianisation qu’on y trouve. Celles-ci sont semblables à celles qu’on trouve dans d’autres parties du monde dans des pays de vieilles chrétientés, mais avec les particularités propres de votre histoire. C’est pourquoi, de façon semblable aux pays de vieille tradition chrétienne, il faut déployer ici un actif processus d’évangélisation. C’est cette seconde évangélisation à laquelle le Saint Père invite toute l’Église et très spécialement les prêtres qui doivent être les premiers évangélisateurs.
Chers prêtres : la mission commence aujourd’hui par les voisins du presbytère. Le Pape François emploie souvent la phrase : « il faut sortir », en référence aux prêtres et aux chrétiens qui intègrent les communautés catholiques. Oui, il faut sortir de l’église, il faut traverser la rue, il faut aller vers les quartiers éloignés pour rencontrer les gens, en commençant par les plus pauvres, les personnes âgées, les malades, les marginaux, les égarés, sans oublier évidemment les jeunes et les familles qui vous entourent.
Quand le Pape François nous envoie aux périphéries, il ne veut pas dire seulement les cein- tures de misère matérielle qui entourent les grandes villes. Le Saint Père parle aussi des périphé- ries culturelles, des périphéries de la foi, de l’incroyance, de l’addiction, du péché. Ces périphé- ries, on les découvre tout près de nous, quand nous « sortons de nous-mêmes » pour devenir ca- pables de voir, avec les yeux de la foi, les hommes et les femmes qui nous entourent. Nous com- prenons alors qu’ils nous attendent, sans même le savoir.
Chers frères et sœurs, la crise de l’Église dans le monde actuel est une crise de foi. La foi est en même temps don de Dieu et réponse de l’homme. Donc, nous devons la demander hum- blement : « Seigneur, je crois, mais augmente ma foi ». De notre part, nous devons nous propo- ser de vivre la foi, de cette foi en Jésus Christ, qui a vaincu la mort sur la Croix glorieuse qui se dresse devant nous en cette fête comme signe de salut et source d’espérance.
Tout près de la Croix était la Vierge Marie et le disciple que Jésus a tant aimé. Cette pre- mière paroisse du Québec a été mise sous la protection de Notre-Dame, la Vierge Marie. Jésus nous l’a donnée comme Mère du haut de la Croix. Marie est l’étoile qui, dans l’aube de l’évangélisation, précède toujours le Christ. Demandons à Notre-Dame d’ouvrir les chemins de l’Évangile aux disciples qui veulent s’engager ici, dans la foi, à cette nouvelle évangélisation, la deuxième annonce du Christ Sauveur que le peuple canadien attend de vous et dont il a besoin pour rencontrer le chemin de cette plénitude de vie et d’espérance qui peut venir seulement du Christ Sauveur.
À Lui tout honneur et toute gloire, dans les siècles des siècles.