Ce samedi 7 septembre 2013, le pape François lance une journée de jeûne et de prière pour la Paix en Syrie
Père Thomas Rosica, c.s.b.
Le jeûne, qui est inséparable de la prière et de la justice, tend surtout à la conversion du coeur, sans laquelle il n’a pas de sens. Le vide créé en nous par le jeûne purificateur et le silence du pèlerinage. Dans la Bible, nous trouvons deux sortes de jeûne: un jeûne ascétique et un jeûne prophétique; le jeûne comme rite et le jeûne comme événement. Le jeûne rituel est celui qui est prescrit par la loi ou observé, par tradition, selon des temps et des modalities établis et identiques pour tous. Le jeûne prophétique est celui qui est fait comme réponse à une invitation précise de Dieu à travers les prophètes lors d’occasions présentant une gravité et une nécessité particulières. L’unique jeûne présenté comme obligatoire par la Loi mosaïque était le jeûne du jour de la Grande Expiation, le Yom Kippour (Lv 16, 29). La tradition postérieure avait ajouté certains jeûnes supplémentaires en souvenir d’événements douloureux de l’histoire du peuple d’Israël (cf. Za 7, 3-5; 8, 19). Au temps du Christ, on jeûnait régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, et c’est justement à l’occasion de l’un de ces jeûnes supplémentaires que survient l’incident rappelé ci-dessus. Le jeûne prophétique ou le jeûne comme événement occupe en revanche plus de place dans la Bible. Moïse jeûne quarante jours et quarante nuits avant de recevoir les tables de la loi (Ex 34, 28), Elie avant de rencontrer Dieu sur l’Horeb (1 R 19, 8), Jésus avant de commencer son ministère. Le roi de Ninive ordonna un de ces jeûnes en réponse à la prédication de Jonas (Jon 3, 7 et sq.). Mais le cas le plus typique de ce type de jeûne est celui qui est rapporté dans le livre de Joël et que l’Eglise nous propose d’écouter chaque année, au début du Carême: « Sonnez du cor à Sion! Prescrivez un jeûne, publiez une solennité, réunissez le peuple, convoquez la communauté, rassemblez les vieillards, réunissez les petits enfants, ceux qu’on allaite au sein! Que le jeune époux quitte sa chambre et l’épousée son alcôve! » (Jl 2, 15-16). Le geste du Pape François de convoquer cette journée de jeûne pour tous les catholiques et les personnes de bonne volonté ravive cette pratique prophétique.
Temps de retour
Nous devons alors tenter de découvrir quelle est l’âme de ce jeûne-événement. Elle est exprimée dans les paroles qui introduisent l’oracle de Joël: « »Mais encore à présent – oracle de Yahvé – revenez à moi de tout votre coeur, dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil ». Déchirez votre coeur, et non pas vos vêtements, revenez à Yahvé, votre Dieu, car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il a regret du mal » (Jl 2, 12-14). Le sens fondamental de ce type de jeûne est donc d’être une expression communautaire de la volonté de conversion. C’est la réponse à l’appel que l »Eglise étend, de plus en plus fréquemment, au-delà de ses frontières, aux « hommes de bonne volonté ». Mais cela ne nous suffirait pas à nous, croyants, cela conduirait même à gâcher totalement l’occasion. Comme au temps de Joël ou de Jonas, la présente initiative est un appel au repentir et à un « retour » collectif à Dieu. C’est, du reste, le sens fondamental de la parole conversion (shub), qui, en hébreu, veut justement dire revenir sur ses pas, rentrer dans l’alliance violée par le péché. Dans le livre de Jérémie, nous lisons une sorte de petit poème sur la conversion comme retour, riche en images tirées de la nature: Un « fruit de conversion » nous est proposé en particulier au cours de la journée du 7 septembre: L’Eglise nous propose trois modalités de jeûne: celle d’un repas unique, celle au pain et à l’eau, enfin celle qui consiste à attendre le coucher du soleil pour prendre de la nourriture. Mais il est évident que, dans les intentions du Saint-Père, tout ne doit pas s’achever avec cette journée. Le jeûne prophétique, ou comme événement, doit servir à relancer le jeûne ascétique, comme dimension constante de la vie chrétienne, à côté de la prière et de la charité, et même, en fonction de la prière et de la charité. Il est vrai que le jeûne est facilement exposé à diverses contrefaçons, mais la Bible offre également la recette qui permet de le préserver de celles-ci. Son attitude envers le jeûne est toujours du type « oui, mais », c’est-à-dire d’approbation et de réserve critique. « Est-ce là le jeûne qui me plaît? », dit le Seigneur dans le livre d’Isaïe, continuant à énumérer ce qui doit accompagner le jeûne pour qu’il soit agréable à ses yeux: « Défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés… » (cf. Is 58, 5-7). Jésus critique le jeûne fait de manière ostentatoire (cf. Mt 6, 16-18) ou pour prétendre avoir des mérites devant Dieu: « Je jeûne deux fois la semaine » (Lc 18, 12). Nous sommes tous sensibles aujourd’hui aux raisons du « mais », de la réserve critique. Nous sommes convaincus de la priorité de « rompre le pain avec l’affamé et de vêtir celui qui est nu ». Nous avons justement honte d’appeler le nôtre un « jeûne » quand ce qui pour nous est le comble de l’austérité – manger du pain et de l’eau – pour des millions de personnes serait déjà un luxe extraordinaire, surtout s’il s’agit de pain frais et d’eau propre. Ce que nous devons redécouvrir, ce sont en revanche les raisons du « oui », de l' »utilité du jeûne ». Saint Augustin a écrit un petit traité qui est consacré justement à cette question et dans lequel il répond déjà à certaines de nos objections modernes: « Le jeûne ne doit pas vous apparaître comme une chose de peu d’importance ou superflue. Que celui qui le pratique, selon la tradition de l’Eglise, ne pense pas en son for intérieur: Que te sert de jeûner? Tu frustres ta vie, tu te procures toi-même une peine… Mais répond ainsi au tentateur: je m’impose certes une privation, mais pour qu’il me pardonne, pour être agréable à ses yeux, pour arriver à me réjouir de sa douceur… » Le jeûne est important également comme « signe », pour ce qu’il symbolize et non seulement pour ce dont on se prive.
Jeûnes personnalisés
Nous devons inventer de nouvelles formes de jeûne ascétique, correspondant à la vie d’aujourd’hui qui est différente de ce qu’elle était dix ou vingt siècles auparavant. Le jeûne classique, de nourriture, est devenu ambigu dans notre société. Dans l’antiquité, on ne connaissait que le jeûne religieux; aujourd’hui il existe un jeûne politique et social (les grèves de la faim), un jeûne hygiénique ou idéologique (végétariens), un jeûne pathologique (anorexie), un jeûne esthétique destiné à conserver la ligne. La forme la plus nécessaire et la plus significative de jeûne pour nous aujourd’hui s’appelle sobriété. Se priver volontairement de petits ou de grands conforts, de ce qui est accessoire ou inutile, est communion à la passion du Christ, est solidarité avec la pauvreté d’un grand nombre. C’est aussi une façon de s’opposer à la mentalité consumériste. Dans un monde qui a fait de la commodité superflue et inutile une des fins de sa propre activité, renoncer au superflu, savoir se passer de quelque chose, éviter de recourir à la solution la plus commode, de choisir la chose la plus facile, l’objet de plus grand luxe, vivre en somme dans la sobriété est plus efficace que de s’imposer des pénitences artificielles. Il n’existe donc pas seulement le jeûne qui est privation de nourriture et de boisson. Il existe également un jeûne des paroles, du divertissement, des spectacles et chacun devrait découvrir celui que Dieu lui demande en particulier, à un certain moment de sa vie. Entre autre, ce sont des types de jeûne qui sont les moins exposés à être minés par la vanité et par l’orgueil en ce que personne ne les voit, sinon Dieu seul. Pour certains, le jeûne le plus nécessaire pourrait être le jeûne des paroles. En effet, l’Apôtre écrit: « De votre bouche ne doit sortir aucun mauvais propos, mais plutôt toute bonne parole capable d’édifier, quand il le faut, et de faire du bien à ceux qui l’entendent » (Ep 4, 29). Les paroles mauvaises sont celles qui médisent du frère (cf. Jc 4, 11), qui sèment la zizanie; les paroles qui tendent à mettre sous un jour favorable nos actions et sous un jour négatif les actions d’autrui, les paroles ironiques ou sarcastiques. Il n’est pas difficile d’apprendre à distinguer entre les paroles bonnes et les paroles mauvaises. Il suffit, pour ainsi dire, d’en suivre ou d’en prévoir dans notre esprit, la trajectoire, voir ce que risquent d’être leurs conséquences: si elles concourent à notre gloire personnelle, ou à la gloire de Dieu ou de notre frère, si elles servent à justifier, à s’apitoyer et à faire valoir mon « ego », ou en revanche celui de mon prochain. Pour d’autres, plus important que celui des paroles, sera le jeûne des pensées. Il suffit de considerer les mots d’un moine chartreux anonyme, notre contemporain: « Observe pendant un seul jour le cours de tes pensées: la fréquence et la vivacité de tes critiques internes avec des interlocuteurs imaginaires, ou avec des proches, te surprendront. Quelle est généralement leur origine? Nous sommes mécontents de nos frères que nous jugeons peu compréhensifs, têtus, expéditifs, confus ou injurieux… Alors, dans notre esprit se crée un tribunal, au sein duquel nous sommes tout à la fois le procureur, le président, le juge et le juré; rarement l’avocat, sinon en notre faveur. Les torts sont exposés; les raisons pesées; on se défend; on se justifie; on condamne l’absent. Au fond, il s’agit de sursauts d’amour propre, de jugements trop rapides ou téméraires, d’une agitation passionnelle qui se conclut par la perte de la paix intérieure ». Pour tous enfin, est indispensable actuellement le jeûne des images. Nous vivons dans une culture de l’image: presse, cinéma, télévision, internet… Aucune nourriture, dit l’Ecriture, n’est impure en soi; beaucoup d’images le sont. Elles constituent le véhicule privilégié de l’anti-évangile: sensualité, violence, immoralité. Ce sont les troupes spéciales de Mammon. L’image a un incroyable pouvoir qui lui permet de reproduire et de conditionner le monde intérieur de celui qui la reçoit. Nous sommes habités par ce que nous voyons.
L’intercession
Le Saint-Père a convoqué cette journée de jeûne pour l’intecession. L’intercession doit prendre la forme d’un appel: “Donne la paix, Seigneur, à notre temps ». Dans le cas du prophète Joël, le but était de demander la fin de catastrophes naturelles, l’invasion des sauterelles et la famine; dans notre cas, c’est demander que cessent des catastrophes causées par l’homme – le terrorisme et la guerre – et que soient retrouvés les chemins de la paix. Que signifie intercéder? Cela signifie s’unir, dans la foi, au Christ ressuscité qui vit en éternelle intercession pour le monde (cf. Rm 8, 34; He 7, 25; 1 Jn 2, 1); cela signifie s’unir à l’Esprit qui « intercède pour nous en des gémissements ineffables » (cf. Rm 8, 26-27). Ne renonçons pas d’ intercéder en pensant: « De toute façon, cela ne change rien, nous avons frappé à la porte bien des fois et aucune porte ne s’est ouverte… ». Un jour, nous découvrirons qu’aucune prière d’intercession, faite avec foi et humilité, sans nous préoccuper de vérifier si elle avait ou non reçu une réponse, n’a jamais été faite en vain. Encore moins celle d’aujourd’hui qui s’élève à Dieu de toute l’Eglise en faveur de la paix et qui est soutenue par le jeûne.