Chers frères et amis dans le Seigneur,
Avec une joie profonde je m’adresse à toute la Compagnie le jour où le Pape François proclame « saint » Pierre Favre, « le compagnon silencieux » de la première génération de jésuites. En cette date qui se trouve être aussi l’anniversaire du Saint Père, celui-ci a voulu faire à l’Eglise universelle un cadeau qui est pour lui hautement significatif et précieux.
La canonisation de Pierre Favre coïncide avec un autre grand événement de notre chemin, ou kairos, jésuite : le bicentenaire du rétablissement de la Compagnie en 1814. Sans aucun doute, nous pouvons trouver en notre cher compagnon savoyard stimulation et énergie pour une restauration dynamique, personnelle et collective, de notre vie de jésuites, jamais achevée, toujours en pèlerinage. La foi transparente et spontanée, presque celle d’un enfant, qui animait Favre, doit nous aider à demeurer « compagnons en Sa Compagnie », pleins de foi, selon la manière ignatienne, en « Celui qui est et qui fait tout en tous, Celui par qui tous les êtres ont l’existence et le mouvement, et Celui en qui tous les êtres subsistent » (Mémorial 245).
Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits. Ce début du Psaume 102 est le verset choisi par Pierre Favre pour ouvrir secrètement la porte de son cœur, dans son Mémorial. Il résume en quelques mots l’attitude profonde de Favre devant la vie et devant Dieu : bénédiction, mémoire et gratitude.
La taille humaine et religieuse et les actions remarquables d’autres jésuites qui furent ses compagnons (Ignace, Xavier, Laínez, Borgia ou Canisius) ont pu laisser la personne et l’œuvre de Favre dans une sorte de brouillard ou même d’oubli respectueux. Aujourd’hui nous reconnaissons dans sa vie et son héritage une manière de procéder clairement ignatienne et profondément enracinée en la personne de Notre Seigneur. Favre a été un compagnon de Jésus.
C’est le 1er août 1546 que Favre est mort à Rome, âgé d’à peine quarante ans. Quelques jours auparavant, venant de Coïmbre, il était arrivé dans la Ville Eternelle épuisé par un long et dur voyage. Après Jean Codure, décédé en 1541, il fut le second des compagnons de Paris à partir pour la maison du Père. Alors que ses amis Laínez, Salmerón et Jay l’attendaient encore, dans la joie de le voir à Trente, le bruit commençait à circuler en Europe que « Maître Favre se trouve dans un meilleur Concile, parce qu’il a quitté cette vie le premier août » (Monumenta Lainii I, 52).
Que nous enseigne encore « Maître Favre », presque 470 ans après sa mort, avec sapédagogie à voix basse qui était si bien sa manière ? Et que pouvons-nous apprendre « si nous nous livrons au Christ et si nous le laissons occuper le centre de notre cœur » (cf. Mémorial 68) ?
La Providence avait voulu qu’à la fin de septembre 1529 se trouvent ensemble au troisième étage du Collège de Sainte Barbe trois jeunes étudiants en Arts : Pierre Favre, François Xavier et Ignace de Loyola. Après cinq années de vie universitaire partagées ensemble, l’eucharistie du 15 août 1534 à Montmartre, présidée par Favre, orientait les regards et le cœur de ces sept premiers « amis dans le Seigneur » vers un même désir : Jérusalem. Un projet, alors insoupçonné, s’ouvrait : la Compagnie de Jésus. Il est parvenu jusqu’à nos jours, avec une étonnante vitalité.
Lorsqu’Ignace partit pour son Azpeitia natale en mars 1535, il laissait « Maître Favre, comme notre frère aîné » (expression de Laínez s’adressant à Polanco [FN I, 104]) pour veiller sur la santé et la croissance du groupe. Comment Pierre Favre allait-il alors guider ce groupe ? Grâce à son attention et à son amitié, cette « petite compagnie » n’a pas cessé de grandir en nombre et en vertu, incorporant d’abord, grâce aux conversations et aux Exercices, Claude Jay, Jean Codure et Paschase Broët. Plus tard arriveront François de Borgia et Pierre Canisius. Le feu qui avait pris dans son cœur commençait à allumer d’autres feux. Nous reconnaissons en Favre le frère qui a pris soin de l’ « union des cœurs », de la conservation et de la croissance du corps, de l’édification de sa bien-aimée « compagnie de Jésus », souhaitant ardemment que « toutes sortes de bons désirs et la plénitude de la sainteté et de la justice devant Dieu naissent en elle » (Mémorial 196).
En 1577, trente et un ans après la mort de Pierre Favre, Simon Rodriguez âgé disait à son sujet : « pour traiter et converser avec les gens, il avait la douceur et l’amabilité les plus attachantes que j’aie jamais vues dans ma vie (…) ; cette douceur gagnait à Dieu les cœurs de ceux avec lesquels il traitait ». Favre est pour nous un maître de la rhétorique du divin, quelqu’un qui « de toute chose et sans scandaliser personne tirait matière à traiter et parler de Dieu » (Monumenta Broetii, 453). Au début de 1534, il avait fait les Exercices spirituels avec Ignace, à proximité de Saint Jacques, à Paris. Dès lors, Favre était entré comme personne dans la connaissance intérieure de cette méthode de conversation entre Créateur et créature, démarche qu’il a su par la suite partager avec son prochain avec tant de délicatesse et de justesse. Ignace a dit de lui qu’il « tenait la première place dans l’art de donner les Exercices » (Luís Gonçalves da Câmara, Mémorial, FN I, 658). Nous reconnaissons en Favre l’homme du charisme ignatien, modelé par les Exercices, prêt à chercher et à trouver Dieu en toutes choses, et toujours créatif lorsqu’il lui fallait « donner la manière et l’ordre » de la prière à des personnes si diverses dans les situations les plus variées.
Sa conversation portait fruit parce qu’elle jaillissait d’une vie intérieure habitée par la présence de Dieu. A la recherche de la vie intérieure de Favre, nous découvrons lemystique dans l’histoire et dans le monde, enraciné dans le temps mais vivant du don reçu qui en tout et toujours « descend d’en haut » (Ex. Sp. 237). Toute circonstance, chaque lieu et chaque moment est pour Favre possibilité de rencontre avec Dieu. Maître Favre est avant tout et sans y prétendre, un Maître de prière. Il vit son amitié avec Jésus à partir des mystères de la Vie du Christ, « leçons de l’Esprit » pour sa vocation et sa christification ; il contemple ces mystères avec piété et sait « réfléchir pour en tirer quelque profit ». Favre prie en des colloques constants avec Jésus et Marie, avec les anges et les saints, les martyrs et ses « saints privés », parmi lesquels il comptait son grand tuteur et maître de son adolescence, Pierre Velliard, qu’il regardait comme un saint. Il prie avec les éléments de la nature ou le passage des saisons, il prie à partir des contrariétés, de la maladie. Il prie pour l’Eglise, pour le Pape, pour la Compagnie, pour les hérétiques et les persécuteurs. Il prie avec le corps et les sens. Il est le croyant de laprière continuelle, d’une vie habitée par le Mystère, convaincu que Dieu a fait de lui son temple, et demeurant en dialogue constant avec lui.
C’est peut-être dans cet esprit fermement enraciné dans le Christ que son activité apostolique si variée et féconde a trouvé son sens : catéchisme aux enfants, prédication à la cour, colloques en Allemagne, fondation de collèges en Espagne (Alcalá, Valladolid) et en Allemagne, leçons de théologie à Rome. Il a été donné à Favre de sentir et de goûter ce qu’un autre de ses compagnons appellerait plus tard la « contemplation dans l’action ».
Dans le cadre de l’une de ces « actions », Favre se distingua comme Maître de réconciliation. Ignace connaissait ses dons extraordinaires pour la conversation et il n’hésita pas à l’envoyer au cœur de l’Europe en conflit. Ce fut un des exemples les plus significatifs de ce ministère où s’engagèrent généreusement les premiers jésuites : « réconcilier ceux qui sont dans la discorde » (Formule de l’Institut [1550], I). En pleine consonance avec l’esprit de notre dernière Congrégation générale, Favre travailla intensément à maintenir l’unité et à construire la paix dans une Europe théologiquement crispée sur des fronts opposés pour des questions religieuses et des conflits politico-ecclésiaux : Worms (1540) et Ratisbonne (1541) sont deux des scènes où Favre agit pour rechercher un accord et une concorde qu’il voyait avec douleur s’éloigner chaque fois davantage. Favre intégrait naturellement en lui pietas et eruditio, une profondeur théologique dans une forme spirituelle sage et discrète, qui lui permettait de trouver le geste juste ou de « prononcer la parole qui convient ». Il portait vraiment en lui un des principes directeurs des Exercices : s’efforcer de « sauver la proposition du prochain » (Ex. Sp. 22). « Qui voudrait être utile aux hérétiques de ce temps doit avoir beaucoup de charité envers eux et les aimer en vérité », communiquant « avec eux familièrement » (Monumenta Fabri, 399-402). Cette manière d’agir de Favre éclaire, depuis nos origines, notre vocation contemporaine d’être présents aux frontières et de bâtir des ponts de réconciliation.
Suivant les traces et l’exemple de son compagnon très cher de Paris, Favre fut lui aussi unPèlerin, et incarna la mystique de l’itinérance, si caractéristique des premiers jésuites. « On dirait que Favre est né pour ne rester tranquille nulle part », écrivait le Secrétaire de la Compagnie (Monumenta Ignatiana, Epistolae I, 362). Les kilomètres qu’il a parcourus dans l’Europe de son temps se comptent par milliers et témoignent de son abnégation, de sa disponibilité et de son obéissance. Il se découvrait souvent, entre « tant de pérégrinations et d’exils » (Monumenta Fabri, 419-420), comme « un perpétuel étranger […] ; je serai un pèlerin en tous les lieux où me conduira la volonté de Dieu tant que je vivrai » (Monumenta Fabri, 255), une volonté que Favre liait spontanément à son sens de l’obéissance, faisant écho aux paroles du centurion à Jésus : « Viens, et il vient ; va, et il va » (Mt 8, 9). « C’est pour Lui seul -pour Jésus- que j’ai habité tant de logis […] , me trouvant plus d’une fois en des lieux atteints ou menacés par toutes sortes de maladies », dans le froid, la fatigue, les intempéries, la pauvreté… mais Favre sut toujours conserver son regard contemplatif : « que soit béni dans les siècles Celui qui nous a protégés en toutes ces circonstances, moi et tous ceux dont la situation était identique ou différente » (Mémorial 286).
Nous avons aujourd’hui bien des raisons de continuer à reconnaître Pierre Favre, avec une joie sereine, comme notre « frère aîné ». Sa manière d’être présent est une bénédiction pour nous ; il nous rappelle à l’humilité et au retour constant à notre « petite Compagnie » ; auprès de lui, nous nous éloignons des tentations de vain triomphalisme ou de présence toute-puissante. Favre exprime la vocation à « tenir le regard fixé d’abord sur Dieu », cherchant en tout à faire sa volonté en cet Institut qui est le sien (cf. Formule de l’Institut I). Favre exprime la vocation à se soucier du Corps de la Compagnie, vocation de dialogue et d’ouverture inconditionnelle, de disponibilité obéissante et de remise de soi confiante. Auprès de Favre, les choses prennent sens : « Vous me l’avez donné : à vous, Seigneur, je le rends ».
A l’occasion de la canonisation de cet humble « ami dans le Seigneur », nous constatons une fois de plus, avec une « véritable allégresse » (Ex. Sp. 329) et un sentiment de surprise habité de reconnaissance, combien Dieu est proche de sa Compagnie : son infinie Bonté nous rejoint aujourd’hui et nous bénit, avec la mémoire et la présence de Pierre Favre parmi nous.
Le temps de l’Avent où nous nous trouvons est un appel à aplanir les chemins du Seigneur et à préparer sa venue. Que ce soit Lui qui nous donne la lumière pour mettre en jeu le meilleur de nous-mêmes au service généreux de l’Eglise.
Avec mon amitié fraternelle,
Adolfo Nicolás, S.I.
Supérieur Général
Rome, le 17 décembre 2013
Réaction des jésuites pour la canonisation de Pierre Favre, s.j.
19 décembre 2013 by