Cette premiere journée du Congrès Eucharistique de Dublin avait pour thème: La communion en un seul baptême.
Voici la catéchèse donnée par le Frère Alois, prieur de la communauté de Taizé lundi 11 juin au Congrès eucharistique de Dublin
« Le Christ de communion
La première journée de ce congrès eucharistique voudrait approfondir la signification de la foi baptismale commune. La reconnaissance mutuelle du baptême entre les diverses Eglises est un grand don que Dieu nous a fait au siècle dernier. Malgré la certitude exprimée par l’apôtre Paul: « Il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême » (Eph 4, 5), cette reconnaissance mutuelle n’allait pas toujours de soi. Concluant définitivement une longue période souvent marquée par le soupçon, le Concile Vatican II affirma avec confiance: « Le baptême constitue le lien sacramentel d’unité existant entre tous ceux qui ont été régénérés par lui. » (Unitatis redintegratio, n° 22)
Puis-je me permettre aujourd’hui d’illustrer la question de la signification de la foi baptismale commune en partageant avec vous l’expérience de notre communauté de Taizé ? Ce que nous vivons à Taizé est en effet intimement lié à la redécouverte du baptême commun en tant que, comme dit Vatican II, « commencement » et « point de départ », qui « tend tout entier à l’acquisition de la plénitude de la vie dans le Christ » (ibid.)
Notre expérience de Taizé est bien sûr loin de couvrir tous les aspects de la question posée. Mais elle peut montrer que – et je continue à citer Vatican II – d’une part, le baptême constitue déjà « le lien sacramentel d’unité existant entre tous ceux qui ont été régénérés par lui » et que, d’autre part, il nous engage à chercher sans cesse « la profession de foi intégrale, la totale intégration dans l’économie du salut, telle que le Christ l’a voulue, et enfin à la totale insertion dans la communion eucharistique. » (ibid.)
Je voudrais vous dire en particulier comment nous cherchons à mettre en évidence l’unité de la foi que le baptême implique et à l’anticiper : entre frères de la communauté, et avec les jeunes de toutes confessions que nous recevons semaine après semaine sur notre colline. Et comme frère Roger, le fondateur de notre communauté, a participé à tout le Concile Vatican II, dont nous célébrons le cinquantenaire, je voudrais aussi vous parler de son cheminement car il a ouvert une voie originale pour avancer vers l’unité visible des chrétiens.
Dans les débuts de notre communauté, écrivant la Règle de Taizé, frère Roger avait adressé à chaque frère de la communauté cet appel : « Aie la passion de l’unité du Corps du Christ. » C’est cette passion qui emplit nos cœurs.
Si l’on avait demandé à frère Roger quel était à ses yeux l’essentiel de la foi chrétienne, le centre de la foi confessée dans le baptême, il aurait probablement cité les paroles de Saint Jean « Dieu est amour. » (I Jean 4.16) Pour lui, le cœur de l’Évangile était là. Il avait constaté que la vision de Dieu comme juge sévère avait fait des ravages dans la conscience de beaucoup. Il en a pris le contrepied en affirmant : Dieu ne peut qu’aimer.
Il lui arrivait aussi de dire aux jeunes réunis à Taizé: « Si le Christ n’était pas ressuscité, nous ne serions pas ici. » C’est que la résurrection est le signe que Dieu est amour, que Dieu aime sans limites, la résurrection est au centre de la foi. Elle a rassemblé les disciples que le Vendredi Saint avait dispersés, et c’est elle qui continue de rassembler les chrétiens : son premier fruit est la communion nouvelle née de son mystère.
Oui, le centre de notre foi, c’est le Christ, le Ressuscité, présent au milieu de nous, dans un lien personnel d’amour avec nous, le Christ qui par un baptême commun nous réunit ensemble. Frère Roger l’appelait « le Christ de communion ».
Dans son dernier livre, paru quelques semaines avant sa mort, frère Roger écrivait : « Le Christ est communion… Il n’est pas venu sur la terre pour créer une religion de plus, mais pour offrir à tous une communion en Dieu… ‘Communion’ est un des plus beaux noms de l’Église. »
Personnellement, je peux dire que c’est cette vision de l’Église comme communion qui m’a frappé à Taizé dès ma première visite sur la colline. Très jeune j’avais été impressionné. d’une part par la prière et le silence, et d’autre part par la communion qui se vivait concrètement: l’Évangile vécu non pas individuellement, mais en communauté. Et je peux donner ce témoignage que, comme catholique, c’est à Taizé que j’ai découvert plus profondément la catholicité de l’Eglise.
La réconciliation dans le Corps du Christ
Je voudrais maintenant commencer par la question : que signifient les mots « Corps du Christ » et pourquoi une réconciliation dans le Corps du Christ est-elle si importante ?
Dans les lettres que saint Paul adresse à diverses communautés de son temps, il désigne l’Église par l’expression de « Corps du Christ » pour essayer de leur faire comprendre le mystère de l’unité entre le Christ et les chrétiens, et le mystère de l’unité des chrétiens entre eux. « Vous êtes un corps, écrit-il aux chrétiens de Corinthe, et ce corps c’est le Christ, chacun de vous en est membre. » (I Cor 12,27)
Le baptême est le fondement de l’unité de ce corps. C’est pourquoi il écrit encore : « C’est en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps. » (I Cor 12, 13)
Constituant un seul corps dans le Christ, nous appartenons les uns aux autres. « Le Christ est-il divisé ? » (I Corinthiens 1,13), demande Paul, préoccupé de voir les chrétiens d’une même communauté se séparer les uns des autres. Et il les appelle à se réconcilier.
Sa parole demeure tellement actuelle : il n’y a qu’un seul baptême, et vous êtes le Corps du Christ, alors ne perdez pas tant d’énergies dans des oppositions, parfois au sein même de vos Églises.
La communion reçue comme un don
À la veille de sa passion, le Christ a prié: « Que tous soient un ! Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. » (Jean 17,21)
Souvent ces paroles « que tous soient un » sont interprétées comme une exigence à mettre en pratique. Mais elles expriment d’abord le don que le Christ fait à l’humanité : il nous porte en lui, par le baptême il nous fait entrer avec lui dans la communion de la Sainte Trinité, il nous rend « participants de la nature divine » (II Pierre 1,4). Il ne prie pas seulement pour que tous soient un mais pour qu’ils soient un « en nous ».
Cette communion en Dieu accomplie par le baptême est un échange. En s’incarnant, Dieu choisit de revêtir la fragilité humaine. Il vient habiter nos déchirures et nos souffrances. Le Christ nous rejoint au plus bas, il se fait l’un de nous pour mieux nous tendre la main. En lui Dieu accueille notre humanité et, en échange, il nous communique l’Esprit Saint, sa propre vie. La Vierge Marie est à jamais la garante que cet échange est réel, elle soutient notre espérance qu’il aboutira à la vie de l’humanité en Dieu.
Nous pouvons être infiniment reconnaissants à la théologie orthodoxe de mettre cela en évidence d’une manière si profonde. L’an dernier, je suis allé avec quelques-uns de mes frères et 250 jeunes de toute l’Europe participer aux célébrations de la semaine sainte de l’Église orthodoxe à Moscou. « Le Christ est ressuscité », nous l’avons répété je ne sais combien de fois la nuit de Pâques. Et je sentais descendre jusqu’au plus profond de moi-même la certitude que le Christ nous donne de participer déjà sur la terre à sa résurrection.
Quand nous découvrons ainsi que la communion avec Dieu est un échange, nous comprenons mieux alors que la réconciliation n’est pas une dimension de l’Évangile parmi d’autres, elle en est le cœur même. Elle coïncide avec ce qui est au centre de notre vie de baptisés : elle est le rétablissement par le Christ d’une confiance mutuelle entre Dieu et l’homme, commencement d’une création nouvelle. Et cela transforme les relations entre les hommes.
Le Christ fait de tous les baptisés des ambassadeurs de réconciliation dans le monde. Nous sommes le Corps du Christ, non pas pour être bien entre nous et nous replier sur nous-mêmes, mais pour aller vers les autres. Le corps humain a pour vocation d’exprimer la personne vers l’extérieur. De la même manière le Corps du Christ a pour vocation d’exprimer que le Christ veut réconcilier toute l’humanité.
Nous ne pouvons recevoir l’unité avec Dieu sans recevoir l’unité entre tous les hommes. La raison d’être de l’Église est d’en être le signe visible, le sacrement. Le Concile Vatican II l’a exprimé avec grande clarté par ces mots : « L’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain. » (Lumen Gentium 1,1)
L’œcuménisme et la communion en Dieu
Si la communion, fondée dans le baptême en un seul Esprit, est un don de Dieu, alors l’œcuménisme ne peut pas être d’abord un effort humain pour harmoniser différentes traditions. Il doit nous placer dans la vérité de la rédemption du Christ qui a prié : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi. » (Jean 17,24). L’apôtre Paul le disait d’une autre manière : « Notre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » (Colossiens 3,3)
Le premier effort œcuménique est de chercher à vivre la communion avec Dieu, dans le Christ, par l’Esprit Saint. Le théologien suisse du siècle passé, Maurice Zundel, a admirablement expliqué comment « c’est dans une union mystique avec le Christ que l’œcuménisme peut trouver son aboutissement», sinon, ajoute-t-il, « l’œcuménisme n’est plus que bavardages. »
Il est vrai que les Églises et communautés ecclésiales montrent parfois des chemins différents pour réaliser cette communion avec le Christ. Pourtant, plus est profonde l’appartenance de chacun au Christ, plus est donné un regard juste sur les autres : ils sont vus comme des sœurs et des frères, ayant reçu le même baptême. Il faut même aller plus loin : reconnaître dans les autres des sœurs et des frères est le signe d’une authentique appartenance au Christ.
Dorothée de Gaza, au VIe siècle, a décrit cette réalité par une image : si Dieu est au centre d’un cercle, plus les rayons s’approchent du centre, plus ils se rapprochent aussi les uns des autres.
Cette vision de la communion suppose une purification de notre manière de croire, une « conversion » toujours reprise dans une « Ecclesia semper reformanda ».
Un des documents du groupe des Dombes, groupe de théologiens catholiques et protestants en France, a apporté une base solide à cette vision en appelant à donner la priorité à l’identité baptismale sur l’identité confessionnelle. Donner la priorité à l’identité baptismale sur l’identité confessionnelle ; n’est-ce pas aussi ce à quoi nous voudrions réfléchir par le thème de ce premier jour du congrès eucharistique ? Le document des Dombes explique que, pour définir l’identité chrétienne, aujourd’hui dans toutes les Eglises, c’est l’identité confessionnelle qui a été mise en premier. On se définit d’abord comme catholique, protestant ou orthodoxe. Les théologiens des Dombes montrent que, en réalité, c’est l’identité baptismale qui devrait avoir la priorité, tous les chrétiens devraient d’abord se définir comme baptisés. Le document appelle alors les Églises à entrer dans un « dynamisme de conversion. »
La réconciliation, un échange de dons
On a parfois l’impression que, au long des siècles, les chrétiens ont fini par s’habituer à être divisés en nombreuses confessions, comme si c’était normal. Pour préparer une réconciliation, à nous aujourd’hui de mettre en valeur le meilleur des diverses traditions.
Alors peut se réaliser un échange de dons : partager ce que nous avons reçu de Dieu, et voir aussi
les dons que Dieu a déposés chez les autres. Et cet échange est possible précisément parce que le fondement qui nous unit, le baptême, est commun.Un échange de dons a commencé. À travers des prières communes et des rencontres personnelles, une estime mutuelle s’est approfondie. Beaucoup ont compris que certains aspects du Mystère de la foi ont été mieux mis en valeur par une autre tradition que la leur. Comment aller plus loin dans un partage de ces trésors ? Et quels sont ces trésors ?
Les chrétiens d’Orient ont mis l’accent sur la résurrection du Christ qui déjà transfigure le monde. N’est-ce pas grâce à cela que beaucoup d’entre eux ont su traverser des décennies de souffrance dans les siècles passés ? L’Orient a gardé l’enseignement des Pères de l’Église dans une grande fidélité. Le monachisme, qu’il a donné à l’Occident, a insufflé dans toute l’Église une vie de contemplation. Les chrétiens d’Occident pourraient-ils s’ouvrir davantage à ces trésors ?
Les chrétiens de la Réforme ont souligné certaines réalités de l’Évangile : Dieu offre son amour gratuitement ; par sa Parole il vient à la rencontre de quiconque l’écoute et la met en pratique ; la simple confiance de la foi conduit à la liberté des enfants de Dieu, à l’immédiateté d’une vie avec Dieu dans l’aujourd’hui ; chanter ensemble intériorise la Parole de Dieu. Ces valeurs auxquelles sont attachés les chrétiens de la Réforme ne sont-elles pas essentielles à tous ?
L’Église catholique a gardé visible, à travers l’histoire, l’universalité de la communion dans le Christ. Sans cesse, elle a cherché un équilibre entre l’Église locale et l’Église universelle. L’une ne peut exister sans l’autre. Un ministère de communion à tous les niveaux a aidé à maintenir une unanimité dans la foi. Tous les baptisés ne pourraient-ils pas aller plus loin dans une compréhension progressive de ce ministère ?
Le chemin de frère Roger
Après avoir exprimé comment le baptême commun est le fondement de l’appel à la réconciliation dans le Corps du Christ, j’en viens maintenant plus concrètement au chemin de frère Roger et de notre communauté. Est-ce parce que frère Roger a été conséquent jusqu’au bout avec sa vision de l’Église réunissant tous les baptisés, qu’il a été reconnu par différents responsables d’Églises comme un frère partageant la communion dans le Christ ?
Cinq ans après sa mort, le pape Benoît XVI écrivait : « Que son témoignage d’un œcuménisme de la sainteté nous inspire dans notre marche vers l’unité. » Le patriarche Bartholomée de Constantinople ajoutait : « Cette recherche de l’unité, dans la joie, l’humilité, l’amour et la vérité, tant dans la relation avec l’autre, ‘sacrement du frère’, que dans la relation avec Dieu, ‘sacrement de l’autel’, résume l’essence de la démarche de Taizé. » Et le patriarche Kirill de Moscou : « Conjuguer la fidélité à l’enseignement des Saints Pères avec une actualisation créative dans le ministère missionnaire parmi les jeunes d’aujourd’hui caractérisait le chemin de frère Roger, comme celui de la communauté fondée par lui » De son côté, le secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, Olav Fykse Tveit, rappelait que ce que frère Roger a accompli « a inspiré les Églises du monde entier. »Frère Roger vivait en Christ. Est-ce cela qui lui a donné de discerner la présence du Christ chez les autres ? Il ne se laissait pas arrêter par les clivages entre différentes tendances. Il découvrait le Christ chez les baptisés de toutes les confessions. Il regardait même comme « porteurs du Christ » des femmes et des hommes qui, sans professer une foi explicite et sans être baptisés, étaient des témoins de charité et de paix : certains d‘entre eux, écrivait-il, « nous devancent dans le Royaume ».
Au long de son cheminement, frère Roger n’a jamais craint que ses options lui fassent perdre son identité. Il voyait l’identité d’un chrétien avant tout dans la communion avec le Christ se déployant dans la communion entre tous ceux qui sont au Christ.
Il a accompli une démarche qui n’a pas de précédent depuis la Réforme et il en est arrivé à dire : « J’ai trouvé ma propre identité de chrétien en réconciliant en moi-même la foi de mes origines avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque. » Et parfois il pouvait ajouter : « … et avec la foi orthodoxe », tant il se sentait proche des Églises orthodoxes.
Entrer dans une communion avec les autres sans rupture avec ses origines : comme cette démarche était tout à fait nouvelle, il était facile de mal l’interpréter et de ne pas en voir la portée.
Notre communauté de Taizé, une petite parabole de communion
Très jeune, frère Roger avait eu l’intuition qu’une vie de communauté, vécue par des hommes qui cherchent toujours à se réconcilier, pouvait devenir signe : c’est la vocation première de Taizé, constituer ce qu’il a appelé « une parabole de communion ».
Mais la vie monastique avait disparu des Églises de la Réforme. Alors, sans renier ses origines, il a créé une communauté qui plongeait ses racines dans l’Église indivise, au-delà du protestantisme, et qui par son existence même se liait de manière indissoluble à la tradition catholique et orthodoxe.
Il était convaincu qu’une telle communauté pouvait donner une visibilité à l’unité du Corps du Christ qui n’est pas seulement devant nous comme un but, mais qui existe déjà en Dieu. L’Église est divisée, mais dans ses profondeurs elle est indivise. Dans le cœur de Dieu elle est une. À nous alors de créer des lieux où cette unité peut émerger et devenir manifeste.
Frère Roger respirait tellement dans l’Église indivise que, né dans une Église de la Réforme, il voulait que la communauté qu’il créait anticipe la communion avec l’Église catholique et avec les Églises orthodoxes.
Avec l’Eglise orthodoxe, notre communauté a cherché très tôt à exprimer une communion. En 1965, le patriarche Athénagoras a envoyé des moines à Taizé pour qu’ils partagent plusieurs années la vie monastique avec nous. Des liens d’amitié, de confiance avec les Églises orthodoxes ont été approfondis jusqu’à aujourd’hui.
Quand, à la fin des années soixante, les premiers frères catholiques sont entrés dans notre communauté, la question d’anticiper la communion avec l’Église catholique est devenue encore plus pressante à l’intérieur même de la communauté : comment surmonter l’obstacle de la séparation entre ces deux traditions ?
Pour frère Roger dans sa vie personnelle, entrer progressivement dans une pleine communion avec l’Église catholique s’est concrétisé en deux points : recevoir l’eucharistie et reconnaître la nécessité d’un ministère d’unité exercé par l’évêque de Rome.
Il n’y voyait pas l’expression d’un « œcuménisme du retour », parce que, selon lui, depuis Jean XXIII et le Concile Vatican II, l’Église catholique avait accueilli les grandes demandes de la Réforme : la priorité de la grâce de Dieu, la liberté de conscience, la foi centrée sur le Christ, la place donnée à la Bible. Et il aurait apprécié d’apprendre en 2008 que le Synode des évêques à Rome, consacré à la Parole de Dieu, avait rappelé que deux réalités unissaient déjà tous les chrétiens, le Baptême et la Parole de Dieu.
Ce chemin de frère Roger est délicat, exigeant, et nous n’avons pas fini de l’explorer : à sa suite, à Taizé, nous voudrions anticiper la réconciliation par nos vies, à partir du baptême qui nous unit vivre déjà en réconciliés, et nous espérons que cette expérience puisse contribuer à préparer une avancée théologique.
Dans l’histoire de l’Église la foi vécue n’a-t-elle pas toujours précédé l’expression théologique ? Dans l’avenir, nous continuerons à Taizé à nous appuyer sur deux démarches que notre communauté a accomplies au début des années 1970 :
– La première démarche : depuis 1973, avec l’accord et l’encouragement de l’évêque d’Autun, diocèse où se trouve Taizé, nous recevons tous la communion de l’Église catholique. C’était la seule possibilité qui nous fût donnée de communier ensemble. La recherche de la théologie œcuménique, notamment celle de notre frère Max sur le sens du mémorial, nous a permis d’acquérir une même compréhension de l’Eucharistie.
– Et la deuxième démarche fondamentale pour notre communauté est celle-ci: lors du conseil annuel de 1969, les frères avaient constaté que la simple présence de frères catholiques dans la communauté les portait « à vivre toujours davantage une anticipation de l’unité, écrivaient-ils, en nous tenant en communion avec celui qui a le ministère de serviteur des serviteurs de Dieu. »
Notre communauté avait acquis la certitude que la réconciliation des non-catholiques avec l’Église de Rome ne s’accomplirait pas en lui posant indéfiniment des conditions, mais en l’aidant de l’intérieur à évoluer. Le XXe siècle a montré combien le ministère pétrinien était capable de se modifier.
Jean-Paul II a lui-même appelé les non-catholiques à l’aider dans cette évolution. Dans son encyclique « Ut unum sint », il a écrit ces paroles : « La communion réelle, même imparfaite, qui existe entre nous tous ne pourrait-elle pas inciter les responsables ecclésiaux et leurs théologiens à instaurer avec moi sur ce sujet un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles, n’ayant à l’esprit que la volonté du Christ pour son Église ? »
Ces deux démarches de notre communauté, recevoir la communion de l’Église catholique et anticiper la communion avec le pasteur universel, les frères de notre communauté baptisés dans une famille protestante les assument sans aucun reniement de leur origine, mais comme un élargissement de leur foi.
De leur côté les frères qui viennent d’une famille catholique trouvent un enrichissement à s’ouvrir, dans la ligne de Vatican II, aux questionnements et aux dons des Églises de la Réforme. Cela nous est devenu très naturel. Si ces démarches impliquent parfois des limitations et des renoncements – peut-il y avoir réconciliation sans renoncements? – l’élargissement d’une vie de communion est incomparablement plus important.
Une période transitoire vers la réconciliation
Je viens de parler des frères de la communauté. Et qu’en est-il des jeunes qui viennent pour un séjour à Taizé?
Pour nous, ce qui touche les jeunes est primordial.C’est même une préoccupation quotidienne: comment trouver de nouveaux chemins pour communiquer l’Évangile aux jeunes d’aujourd’hui?
Semaine après semaine, nous accueillons à Taizé des jeunes de tous les pays d’Europe, et aussi des autres continents, avec toutes leurs diversités. La prière trois fois par jour nous met ensemble en présence du Christ et, dans la prière commune, l’Esprit Saint déjà nous unit. L’enseignement biblique donné chaque jour aux jeunes permet d’aller à la source commune à tous. Et nous réfléchissons avec eux sur la manière de continuer cette recherche dans leur vie de tous les jours.
Ces jeunes grandissent dans une société éclatée, qui n’offre pas de repères solides. Ils sont confrontés à des choix de vie souvent difficiles. Dans le domaine éthique aussi, les divisions entre chrétiens n’aident pas les jeunes à trouver comment concrétiser l’Évangile dans leur existence personnelle. Concernant ce domaine délicat, plutôt que de définir des positions trop vite tranchées, et qui s’éloignent les unes des autres, les chrétiens ne pourraient-ils pas prendre plus de temps pour dialoguer et favoriser un cheminement commun ?
Pour notre part, à Taizé, nous essayons d’aider les jeunes à pressentir « l’unique Église du Seigneur » dans sa visibilité, tout en respectant les traditions des différentes Églises, ce qui implique forcément une tension. Concernant l’Eucharistie, nous faisons en sorte que les jeunes aient la possibilité de communier dans leur propre tradition. La messe catholique est célébrée tous les jours. La liturgie orthodoxe a lieu quand il y a des participants orthodoxes venus avec des prêtres. Quand il y a des groupes anglicans, luthériens ou réformés, ils sont invités à célébrer une eucharistie selon leur tradition.
Nous constatons que de nombreux jeunes, après avoir séjourné à Taizé, s’engagent plus activement dans leur Église d’origine, tout en ayant acquis un sens plus aigu de l’Église universelle.
Nous ne prétendons pas à Taizé avoir trouvé la solution. Nos manières de faire sont imparfaites. Nous savons que notre situation est provisoire dans l’attente de l’unité pleinement réalisée.
La visibilité de l’unité que nous cherchons à vivre ne résout pas toutes les questions. Mais nous essayons d’entrer dans une dynamique de la réconciliation. Nous voudrions qu’elle entraîne des chrétiens séparés à mieux prendre conscience de leur baptême qui est commun, à apprendre à appartenir les uns aux autres, à purifier leurs traditions respectives, à faire la distinction entre la Tradition et les traditions qui ne sont que des coutumes, à avancer dans un œcuménisme qui ne se contente pas de maintenir les chrétiens sur des rails parallèles. Ainsi pourrait s’ouvrir une période transitoire vers la réconciliation.
Baptême commun et service
J’aborde maintenant un dernier chapitre pour souligner que la communion offerte par le Christ dans le baptême fait de ses disciples des hommes et des femmes ouverts à l’universalité. Elle stimule à aller ensemble vers les autres, à être attentifs aux plus faibles, à ceux qui sont plus pauvres que nous, et aussi aux chercheurs de Dieu appartenant à une autre religion ou à ceux qui sont sans aucune référence à Dieu. En beaucoup d’endroits à travers le monde, les chrétiens des diverses confessions vivent cette ouverture ensemble.
Souvent frère Roger répétait : « Dieu est uni à chaque être humain, sans exception. » Il avait dans son cœur tous les humains, de toutes les nations, en particulier les plus pauvres, les jeunes, les enfants. Cette vision d’une communion universelle nous a amenés à créer des fraternités de quelques frères qui partagent la vie des plus démunis en Afrique, en Asie, en Amérique latine, et qui cherchent aussi à nouer des liens entre cultures et peuples.
Ces frères sont dépourvus de moyens pour modifier d’innombrables situations de détresse. Mais pour certains d’entre eux, se tenir quotidiennement devant l’Eucharistie, c’est comme une source de vie qui leur permet, par leur simple présence, de « laver les pieds », si j’ose dire, des gens de leur quartier. Et peu à peu naissent de petites initiatives de solidarité. Elles ne sont que des signes, mais elles peuvent frayer un passage au Christ qui transfigure l’humanité et élargir, au cœur du monde, un horizon d’espérance.
J’ouvre ici une parenthèse. Ceux de nos frères qui vivent sur d’autres continents se trouvent fréquemment en contact avec de nouvelles assemblées de chrétiens qui naissent en grands nombres, surtout dans les continents du Sud. Que nous le voulions ou non, ces nouvelles assemblées nous posent à tous une question.
Nous enfermer dans un jugement catégoriquement négatif peut certes se justifier par de bons arguments. Mais une attitude purement négative ne tient pas compte, à mes yeux, de toute la réalité. Il y a beaucoup de diversité parmi ces nouvelles assemblées, elles professent parfois des doctrines que la grande tradition de l’Église ne peut pas accepter. Mais, peut-être plus que nous le pensons, ceux qui appartiennent à ces communautés ont un authentique amour pour Jésus puisque des drogués sont guéris, des alcooliques abandonnent la boisson, des hommes reprennent leurs responsabilités de pères de famille…
Nous chrétiens des Églises historiques, n’avons-nous pas la responsabilité de chercher, avec discernement, un dialogue avec ces nouvelles assemblées ? Ne pourrions-nous pas, au lieu de regarder seulement ce qui leur manque, voir aussi ce qu’elles ont de positif ?
Bien sûr cette question nous éloigne de notre sujet, celui du baptême comme fondement d’une communion, mais l’appel du Christ à l’unité nous oblige aujourd’hui à cette ouverture.
Frère Roger a un jour écrit ces paroles que nous voudrions méditer et toujours encore méditer:
« Quand inlassablement l’Église écoute, guérit, réconcilie, elle devient ce qu’elle est au plus lumineux d’elle-même, une communion d’amour, de compassion, de consolation, limpide reflet du Christ ressuscité. Jamais distante, jamais sur la défensive, libérée des sévérités, elle peut rayonner l’humble confiance de la foi jusque dans nos cœurs humains. »
J’arrive à ma conclusion. J’ai beaucoup parlé de Taizé ce matin. Ce n’est pas pour mettre en avant notre expérience, mais c’est pour partager avec vous notre espérance, et pour vous dire notre certitude qu’il est possible déjà maintenant de donner une visibilité à la communion dans le même baptême.
Je voudrais insister encore une fois : comme le Christ est venu « pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jean 11,52), il est à nos yeux essentiel que le baptême commun nous entraîne à être visiblement un en lui. Le Christ est le Bon Pasteur de tous. Il est aussi la Porte, vers le Père et vers les autres. Entrerons-nous par cette porte dans la maison du Père pour nous retrouver tous, visiblement réunis ? Une nouvelle dynamique porterait nos Églises, emplies de la joie du Christ et de la confiance que l’Esprit Saint nous montrera l’avenir pas à pas. »