(Crédit photo : Eurokinissi/Ministère des Affaires Étrangères de la République hellénique)
Dans la lettre encyclique Ut Unum Sint, sur l’engagement œcuménique, saint Jean-Paul II a parlé de la nécessité, pour l’Église, de « respirer avec ses deux poumons » (par. 54). Cette expression évoque le rapport désiré entre la partie occidentale, latine et catholique du christianisme avec sa partie orientale et orthodoxe.
Nous disons désiré parce que, comme chacun sait – malgré des rapprochements inespérés entre les papes et les patriarches œcuméniques depuis l’avènement du Concile Vatican II – ces deux parts du monde chrétien demeurent divisées par un schisme qui n’est pas encore résorbé.
Le monde orthodoxe, riche d’une tradition extraordinaire, est de plus en plus apprécié en Occident, notamment pour son art liturgique exceptionnel – qui sert adroitement notre compréhension de la cosmologie chrétienne – et son trésor de vie spirituelle. La pratique mystique de l’hésychasme, en particulier, constitue de Grégoire Palamas à Silouane de l’Athos un filon suscitant en Occident un intérêt vif et croissant. Aussi, l’extraordinaire préservation de la tradition chrétienne dans le monde orthodoxe est le témoignage de son attachement à l’Esprit.
Il est courant, dans les milieux catholiques intéressés par la question œcuménique, de soutenir que le principal facteur expliquant la rupture de la communion eucharistique entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe est une divergence dans leurs conceptions respectives de l’ecclésiologie, c’est-à-dire la théologie de l’Église. Or, certains éléments de théologie trinitaire, mis en évidence dans la querelle du Filioque, ont également été déterminants dans le schisme.
Des compréhensions divergentes de l’Église
Si le développement de compréhensions divergentes de l’Église demeure fondamental, une brève analyse peut nous éclairer sur la relation entre le tournant synodal de l’Église sous la houlette du Pape François et la poursuite du dialogue œcuménique.
L’Église catholique est caractérisée par une conception radicale de l’autorité pontificale, dont la juridiction s’étend à l’ensemble de l’Église universelle. Au XIXe siècle, à l’occasion du Concile Vatican I et dans le contexte de la perte des États pontificaux, le dogme de l’infaillibilité pontificale fut proclamé. Pour les catholiques, le Pape est ainsi prévenu de l’erreur sur les questions de dogme et de morale lorsque s’exprimant ex cathedra dans son pouvoir ordinaire et extraordinaire.
La proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale par les pères conciliaires fut le point culminant d’un développement doctrinal dans l’Église catholique au sujet de l’autorité des papes, qui découle de la parole de Jésus : «Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ; et la puissance de la Mort ne l’emportera pas sur elle » (Matthieu : 16,18).
L’Église orthodoxe a une interprétation différente de cette parole. En effet, pour les orthodoxes, le privilège accordé à l’évêque de Rome se comprend comme une primauté d’honneur, lui accordant un statut de primus inter pares – premier parmi ses pairs – plutôt qu’une juridiction universelle s’étendant au-delà des limites de son patriarcat.
La division progressivement survenue entre ces deux parties du christianisme, dont l’explication détaillée n’est pas le propos de ce texte, intervient en rapport direct avec ce désaccord. À cause du schisme, c’est le Patriarche œcuménique de Constantinople, Nouvelle Rome, qui jouit théoriquement de cette primauté.
De façon intéressante, toutefois, le chemin parcouru depuis le schisme de 1054 dans l’Église catholique et l’Église orthodoxe ont été en un sens marqués par la radicalisation de ces deux dispositions contradictoires. En effet, le Moyen Âge occidental a été marqué par un lent processus de centralisation de l’autorité ecclesiastique – et parfois même civile, avec les excès que l’on connaît – autour de la figure du Pape, processus qui a atteint un sommet dans la période entre le premier et le second concile du Vatican.
A contrario, le développement de l’Église dans le monde orthodoxe a été caractérisé par une multiplication des juridictions, dont les relations souvent difficiles ne trouvent pas toujours de solutions évidentes dans le contexte d’une ecclésiologie collégiale. Et même s’il est tentant de séparer ces considérations ecclésiologiques du contenu de la foi, il demeure pourtant important de voir les choses selon leur unité.
Le souffle du Concile : synodalité et œcuménisme
L’expérience du Concile Vatican II, qui s’inscrit dans une tradition conciliaire aussi longue qu’ininterrompue, a notamment encouragé le Pape Paul VI à instituer en 1965 le Synode des évêques, une institution collégiale permanente chargée de soutenir le souverain pontife dans l’exercice du ministère pétrinien. Le Synode ne se substitue pas à l’autorité du Pape et ne peut agir de manière à la contredire; plutôt, il introduit dans le gouvernement de l’Église une mesure de collégialité.
La notion de synode n’est pas nouvelle, alors que ce mécanisme décisionnel est profondément enraciné dans l’histoire générale du christianisme. Par ailleurs, il est intéressant de noter que le terme « synode » est également utilisé pour désigner, en Orthodoxie, un organe composé d’évêques exerçant un certain nombre de fonctions majeures dans plusieurs des diverses églises autocéphales.
En ce sens, l’établissement du Synode des évêques dans la foulée du dernier concile ne peut être décrit comme une innovation du saint pape Paul VI, mais plutôt une démarche d’ouverture supplémentaire de l’autorité pontificale à la collégialité, enracinée dans la tradition ecclésiale. Sous la gouverne du Pape François, l’Église a entrepris une démarche réformatrice visant à accentuer l’importance du processus synodal, suscitant l’enthousiasme chez certains pour qui la mise en place de réformes longuement anticipées a été ralenties ou entravées par une centralisation excessive des processus décisionnels autour de la Curie romaine.
Or, on a récemment moins parlé des effets potentiels du tournant synodal sur la démarche œcuménique, notamment entreprise par le saint Pape Paul VI et le Patriarche œcuménique Athénagoras dans la foulée du Concile Vatican II. On sait que le Pape François a accordé beaucoup d’importance au renouvellement de cette démarche, en compagnie du Patriarche Bartholomée Ier de Constantinople.
S’étant simplement présenté à son élection comme nouvel évêque de Rome – un choix qui ne remet nullement en cause l’autorité pontificale – le Pape François partage avec Bartholomée Ier un vif engagement écologique, qui les a souvent réunis. Aussi le Synode – que le Pape François se promet de vivifier par le Synode sur la synodalité dont le chemin s’ouvrait tout récemment – en tant qu’outil de collégialité, pourrait être accueilli comme un assouplissement de la centralité propre à l’ecclésiologie catholique, mal reçue en Orient chrétien.
Une démarche prudente et patiente
Le Synode est un instrument prometteur pour la collégialité dans l’Église, et comme nous le disions, peut soutenir la démarche œcuménique, si tant est qu’on en comprend le sens et les fondements à la lumière de la tradition dans laquelle s’inscrit son renouvellement. En effet, le Synode ne peut être compris comme une rupture dans l’ecclésiologie catholique sans que nous courrions certains risques.
Contemplant le monde orthodoxe après le schisme, force est de constater les réalités de la division juridictionnelle, de l’inclination à la politisation de la vie ecclésiale et de la permanence d’un sentiment national parfois excessif dans certaines communautés. À titre d’exemple, évoquons la rupture de la communion eucharistique survenue en 2018 entre le Patriarcat de Moscou et le Patriarche œcuménique autour d’une querelle juridictionnelle relative à l’Église orthodoxe en Ukraine.
On pourrait être tenté d’avancer que cette situation, qui n’est pas nouvelle, est en quelque sorte liée à une conception si collégiale et décentralisée de l’Église qu’elle peut, dans certains cas, perdre de vue le caractère véritablement universel de la communauté des croyants. Interpréter le tournant synodal comme une rupture comporte ainsi potentiellement un risque de fragmentation.
Un synode qui soutient le ministère pétrinien
Si la suprématie pontificale a pu donner lieu à des abus dans l’Église, elle a été l’instrument et le véhicule de son unité sur le plan institutionnel, mais aussi le moteur d’un développement doctrinal organique et continu par lequel, soutenue dans l’être par l’Esprit, elle poursuit sa route en rejetant ce qui est superficiel et en maintenant ce qui est essentiel.
Ainsi, par la grâce de Dieu, l’Église catholique demeure dans son unité adroitement attachée aux vérités morales et spirituelles élémentaires, ailleurs parfois mises de côté. De même, la doctrine y connaît un déploiement naturel, semblable à celui d’un arbre dont la croissance se poursuit sans discontinuité ni contradiction. Comprendre le tournant synodal comme une altération de l’autorité du Pape – et par ailleurs du Concile – comporte ainsi les risques de la perte des repères et de l’enfermement.
Nous sommes appelés, comme catholiques, à entrer dans cette démarche avec confiance, ainsi qu’à participer – chacun selon son état de vie, chacun selon ses charismes particuliers – au discernement du Christ pour son Épouse, l’Église. Ainsi, nous pourrons accueillir la grâce de cette occasion de participer d’une manière différente à la vie de l’Église et, dans la mesure du possible, à la réconciliation de tout le Corps du Christ. En temps voulus, nous pourrons chercher à comprendre les conclusions de cette démarche à la lumière de l’ensemble de la Révélation et de la Tradition chrétienne.