Ce Vendredi Saint, le pape François a présidé l’office de la Passion du Seigneur en la basilique Saint-Pierre. Lors de cette célébration, c’est le prédicateur de la maison pontificale, le père Raniero Cantalamessa, O.F.M, qui a prononcé l’homélie. La voici dans son intégralité.
Nous avons écouté le récit de la Passion du Christ. Il ne s’agit au fond que du compte rendu d’une mort violente, quelque chose qui ne manque presque jamais dans les nouvelles du jour. Mêmes ces derniers jours nous en avons écouté, comme celle des 38 Chrétiens coptes tués en Egypte, le Dimanche des Rameaux. Ces nouvelles se succèdent avec une telle rapidité que nous oublions chaque jours celles du jour avant. Pourquoi donc, après 2000 ans, le monde fait encore mémoire de la mort de Jésus de Nazareth, comme si elle s’était passée hier ? C’est que cette mort a changé pour jamais le visage de la mort, en lui donnant un sens nouveau. Réfléchissons quelques instants sur cela. « Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. » (Jn 19, 33-34). Au début de son ministère, à ceux qui lui demandaient avec quelle autorité il chassait les marchands du Temple, Jésus répondit: « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai ». « Il parlait du sanctuaire de son corps » (Jn 2, 19. 21), avait commenté Jean à cette occasion, et voilà que le même évangéliste témoigne que du côté de sanctuaire « détruit » a jailli de l’eau et du sang. Une allusion évidente à la prophétie d’Ezéchiel qui parlait du futur sanctuaire de Dieu : un fil d’eau jaillit du Temple qui devient d’abord un ruisseau, puis un fleuve navigable, et autour de lui fleurit toute forme de vie.
Mais allons à la source de ces « fleuves d’eau vive » (Jn 7, 38), dans le coeur transpercé du Christ. Dans l’Apocalypse, le même disciple bien-aimé de Jésus écrit: « Et j’ai vu, entre le Trône, les quatre Vivants et les Anciens, un Agneau debout, comme immolé » (Ap 5, 6). Immolé mais debout, autrement dit transpercé, mais ressuscité et vivant. Il existe désormais, dans la Trinité et dans le monde, un coeur humain qui bât, non seulement métaphoriquement mais réellement. Si le Christ est en effet ressuscité d’entre les morts, son coeur l’est aussi ; celui-ci vit, comme tout le reste de son corps, dans une autre dimension, réelle, bien que mystique. Si l’Agneau vit au ciel « immolé, mais debout », son coeur aussi partage le même état ; il est un coeur transpercé mais vivant ; transpercé éternellement, justement parce que éternellement vivant.
On a forgé une expression pour décrire le comble de la méchanceté au sein de l’humanité: «coeur de ténèbres » (Heart of Dakness). Après le sacrifice de Jésus, plus profond que ce coeur de ténèbres, palpite dans le monde un coeur de lumière. Plus profond que toute la haine et la méchanceté humaine il y a l’amour et la bonté du Christ. En effet, en montant aux cieux, le Christ n’a pas abandonné la terre, exactement comme, en s’incarnant, il n’avait pas abandonné la Trinité. Aujourd’hui s’accomplit la volonté du Père – dit une antienne de la Liturgie des heures -, faire du Christ le coeur du monde ». Cette phrase illustre l’indomptable optimisme chrétien qui a fait dire à une mystique au Moyen-âge: « Le péché est inéluctable, mais tout finira bien, toute chose, qu’elle quelle soit finira bien » (Julienne de Norwich).
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Les moines chartreux ont adopté un blason qui figure à l’entrée de leurs monastères et dans leurs documents officiels. Celui-ci représente le globe terrestre, surmonté d’une croix, entouré de l’inscription Stat crux dum volvitur orbis, « la croix demeure tandis que le monde tourne ». Que représente la croix, pour être ce point ferme, ce pivot principal dans un monde en fluctuation ? C’est qu’elle est le « Non » définitif et irréversible de Dieu à la violence, à l’injustice, à la haine, au mensonge, à tout ce que nous appelons « le mal » ; et elle est en même temps le « Oui » tout aussi irréversible à l’amour, à la vérité, au bien. « Non » au péché, « Oui » au pécheur. C’est ce que Jésus a pratiqué toute sa vie et qu’il consacre maintenant définitivement par sa mort. La raison de cette distinction est claire: le pécheur est une créature de Dieu et conserve sa dignité, malgré tous ses égarements. Le péché, non; celui-ci est une réalité « parasite », ajoutée, fruit de nos passions et de « l’envie du diable » (Sg 2, 24). C’est la même raison pour laquelle le Verbe, en s’incarnant, a tout pris de l’homme, sauf le péché. Le bon larron, auquel Jésus mourant promet le paradis, est la démonstration vivante de tout cela.
La croix « n’est » donc pas contre le monde, mais pour le monde: pour donner un sens à toute la souffrance qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura dans l’histoire humaine. « Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde – dit Jésus à Nicodème – mais pour que, par lui, le monde soit sauvé » (Jn 3, 17). La croix est la proclamation vivante que la victoire finale n’appartient pas à ceux qui l’emportent sur les autres, mais à ceux qui l’emportent sur eux-mêmes ; non à ceux qui font souffrir, mais à ceux qui souffrent.
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« Dum volvitur orbis », tandis que le monde tourne. L’histoire humaine connaît beaucoup de passages d’une ère à l’autre: on parle de l’âge de la pierre, du bronze, du fer, de l’ère impériale, de l’ère atomique, de l’ère électronique. Mais aujourd’hui il y a quelque chose de nouveau. L’idée de transition ne suffit plus pour décrire la réalité en cours. Il faut ajouter à l’idée de mutation celle de la fragmentation. Nous vivons, a-t-on écrit, dans une société « liquide » ; il n’existe plus de points fixes, de valeurs indiscutables, plus de rocher dans la mer auquel s’agripper, ou contre lequel se heurter. Tout est fluctuant. S’est réalisée la pire des hypothèses que le philosophe avait prévue comme effet de la mort de Dieu, celle que l’avènement du super-homme aurait du empêcher, mais qu’il n’a pas empêché: « Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? » (F. Nietzsche, Le gai savoir, aphorisme 125). Il a été dit que « tuer Dieu est le plus horrible des suicides », et c’est ce à quoi nous assistons en partie. Ce n’est pas vrai que « là où Dieu naît, l’homme meurt » (J.-P. Sartre); c’est le contraire qui est vrai: là où Dieu meurt, l’homme meurt.
Un peintre surréaliste de la seconde moitié du siècle dernier (Salvador Dalí) a peint un crucifix qui, semble-t-il, est une prophétie de cette situation. Une immense croix, cosmique, avec dessus un Christ, aussi monumental, vu d’en haut, la tête penchée vers le bas. Mais pas de terre ferme sous la croix, de l’eau. Le crucifix n’est pas suspendu entre ciel et terre, mais entre le ciel et l’élément liquide du monde.
Cette image tragique (il y a en toile de fond un nuage qui pourrait être une allusion au nuage atomique), suggère cependant une certitude qui nous console: que l’espérance existe aussi pour une société liquide comme la nôtre ! Elle existe parce qu’au-dessus d’elle « se tient la croix du Christ ». C’est ce que la liturgie du vendredi saint nous fait répéter chaque année en clamant les paroles du poète Venance Fortunat : O crux, ave spe unica, « Salut, ô Croix, unique espérance du monde ». Oui, Dieu est mort, il est mort dans son Fils Jésus Christ; mais il n’est pas resté dans la tombe, il est ressuscité. « Vous l’avez crucifié – crie Pierre à la foule le jour de la Pentecôte -, mais Dieu l’a ressuscité! » (Ac 2, 23-24). Il est celui qui « était mort, et le voilà vivant pour les siècles des siècles » (Ap 1, 18). La croix ne reste pas immobile « tandis que le monde tourne », comme si c’était le simple souvenir d’un événement passé, ou un pur symbole ; elle est présente tout au long de l’histoire, comme réalité en cours, vivante et agissante.
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Mais nous ne devons pas nous arrêtions, comme les sociologues, à l’analyse de la société dans laquelle nous vivons. Le Christ n’est pas venu expliquer les choses, mais changer les personnes. Le coeur de ténèbres n’est pas celui d’un quelconque malfaisant caché au fin fond de la jungle, ni celui de la société qui l’a produit. Il est présent à différents degrés en chacun de nous.
La Bible l’appelle « coeur de pierre »: « J’ôterai de votre chair le coeur de pierre – dit le Seigneur dans Ezéchiel -, et je vous donnerai un coeur de chair » (Ez 36, 26). Un coeur de pierre est un coeur fermé à la volonté de Dieu et à la souffrance de nos frères, le coeur de ceux qui accumulent à l’infini des sommes d’argent et restent indifférents au désespoir de ceux qui n’ont même pas un verre d’eau à donner à leur enfant; c’est aussi le coeur de ceux qui se laissent complètement dominer par la passion impure, prêts à tuer pour elle, ou a conduire une double vie. Pour ne pas rester le regard toujours tourné vers l’extérieur, vers les autres, disons plus concrètement: c’est notre coeur de ministres de Dieu et de chrétiens pratiquants si nous vivons fondamentalement « pour nous mêmes » et non « pour le Seigneur ».
Il est écrit qu’au moment de la mort du Christ « le voile du sanctuaire se fendit en deux, du haut en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent et les corps de beaucoup de saints défunts ressuscitèrent » (Mt 27,51s.). On donne généralement à ces signes une explication apocalyptique, comme d’un langage symbolique apte à décrire l’événement eschatologique. Mais ces signes ont également une signification parénétique: ils indiquent ce qui doit se passer dans le coeur de ceux qui lisent et méditent la Passion du Christ. Dans une liturgie comme celle d’aujourd’hui, saint Léon le Grand disait aux fidèles: « Que la nature humaine tremble devant le supplice du Rédempteur, que les pierres des coeurs infidèles se fendent et que ceux qui étaient enfermés dans les sépulcres de leur mortalité sortent, en soulevant la pierre qui reposait sur eux » (Sermo 66, 3; PL 54, 366).
Le coeur de chair, promis par Dieu dans les prophètes, est désormais présent dans le monde : c’est le coeur du Christ transpercé sur la croix, que nous vénérons comme « le Sacré Coeur ». En recevant l’Eucharistie, nous croyons fermement que ce coeur se met à battre aussi en nous. En regardant tout à l’heure la croix disons du plus profond de notre coeur, comme le publicain dans le Temple: « Mon Dieu, ai pitié de moi pécheur ! » et nous aussi, comme lui, nous rentrerons chez nous « justifiés »
(Lc 18, 13-14).