[NDLR: Nous publions ici l’intégral de l’homélie prononcée ce matin par Mgr André Vingt-Trois, archevêque de Paris, à l’occasion des funérailles du cardinal Jean-Marie Lustiger décédé dimanche dernier à l’âge de 80 ans.]
Cette parole de l’ange Gabriel à Marie, rapportée par l’évangile de saint Luc que nous venons d’entendre, éclaire l’existence de chacun de ceux que Dieu appelle et qu’Il accueille dans son alliance. Elle éclaire particulièrement la vie du cardinal Jean-Marie Lustiger que nous accompagnons aujourd’hui tandis qu’il entre dans la lumière de Dieu et avant que son corps ne repose dans sa cathédrale.
A travers ce que sa discrétion et sa pudeur ont laissé paraître de son histoire personnelle, nous comprenons que les enchaînements d’une vie peuvent toujours être déchiffrés de manière différente, selon la clé de lecture que l’on utilise. On peut évidemment lire l’histoire de la famille Lustiger dans la seule logique des bouleversements européens du XX° siècle qui conduisirent une famille juive à s’expatrier de Pologne en France, puis à subir la chasse meurtrière des nazis. On peut aussi la lire comme un chemin au long duquel les épisodes douloureux et les épreuves atroces sont comme la partie visible et cruellement éprouvée d’une alliance entre Dieu et l’humanité, entre Dieu et son Peuple élu, entre Dieu et chacun des humains dont Il veut faire ses fils.
Cette lecture croyante de l’histoire d’une vie est celle que Jean-Marie Lustiger a voulu partager dans les quelques ouvrages où il a levé le voile sur son histoire. Ce n’était pas chez lui un besoin de se justifier, moins encore un exercice apologétique. C’était un acte de foi et d’action de grâce : la volonté de témoigner du ressort ultime de son existence. Pouvons-nous quelques instants le suivre sur cette voie de la foi et de l’action de grâce pour évoquer quelques traits de cette personnalité si riche ?
Pour ceux qui ont eu la chance de l’approcher et de le connaître personnellement, ce n’est ni son intelligence, ni l’acuité de son esprit, ni l’amplitude de sa culture, toutes réelles qu’elles fussent, qui frappaient d’abord, mais plutôt la vigueur et la force de sa foi. Avant tout, il était un croyant. Que ce soit dans l’accueil de la Parole de Dieu, dans l’expérience vécue des sacrements de l’Église, dans l’annonce de l’Évangile ou dans la conduite quotidienne de sa vie, tout était reçu de Dieu et tout était rapporté à Dieu. Sa découverte et sa rencontre en Jésus-Christ du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, avaient établi définitivement sa vie dans le régime de la grâce, du don reçu gratuitement et sans autre motif que la miséricorde du Dieu tout-puissant.
Persuadé d’avoir tout reçu gratuitement, il était passionné du désir d’annoncer à tous la surabondance de l’amour de Dieu pour l’humanité et de transmettre l’appel du Christ à vivre de cet amour. Depuis son premier ministère auprès des étudiants jusqu’à ses dernières initiatives apostoliques comme archevêque de Paris, toute son activité, foisonnante et incessante, était animée par ce désir. Des chemins de la Terre Sainte aux routes de Chartres, des appels paroissiaux à « Agir par la Foi » aux initiatives diocésaines couronnées par « Paris-Toussaint 2004 », toutes ces entreprises dans lesquelles il s’engageait sans réserve visaient à faire connaître le Christ, Sauveur du monde.
Loin de se laisser enfermer dans le monde ecclésiastique, il avait dans la société française et dans le monde entier d’innombrables contacts: dans l’université comme dans le monde économique, dans les milieux politiques comme dans l’univers culturel. Son élection à l’Académie Française établit avec cette illustre compagnie des liens qui n’étaient pas seulement de convenance. Ce tissu serré de relations était comme une sorte de paroisse universelle où il voulait exercer son ministère de prêtre du Christ et de témoin de la foi. Créé cardinal par le regretté Jean-Paul II, il portait avec lui le souci pastoral de l’Église entière en partageant profondément sa vision de l’homme dans le monde de ce temps.
Avec l’encouragement et le soutien du Jean-Paul II, il a posé pour le développement des relations entre les juifs et les chrétiens des actes décisifs que peut-être lui seul pouvait engager. Son histoire personnelle le conduisait à se reconnaître comme un témoin privilégié de la vocation universelle de l’Alliance conclue au Sinaï entre Dieu et son Peuple. Quelles que soient les incompréhensions bien explicables ou les souffrances secrètes dont il était blessé, jamais il ne renonçait à ce qu’il comprenait comme sa mission propre.
Ce que l’acuité de l’analyse et la perspicacité de l’intelligence lui révélaient comme une fulgurance se traduisait immédiatement en projet d’action et d’évangélisation. Ce qui lui advenait devait servir à l’accomplissement de la mission avec une exigence dont tous ses collaborateurs ont été les témoins et les acteurs sous son impulsion. Dans une période de la vie de l’Église où les regrets et les lassitudes risquaient de réduire les ambitions apostoliques à la mesure des moyens supposés, il discernait, – et pas seulement pour le plaisir intellectuel du paradoxe -, des opportunités nouvelles et il engageait de nouveaux projets, quitte à perturber la quiétude même des moins timorés. Ce n’était chez lui ni le désir de promouvoir ses œuvres propres, ni l’impatience d’agir, comme certains pouvaient l’en soupçonner. Cette tension permanente vers des objectifs à atteindre relevait de l’espérance raisonnée et d’une lecture des « signes des temps ».
En un quart de siècle cette passion de l’évangélisation s’est exprimée par des fondations qui trouvent peu à peu leur maturité : création de nouvelles paroisses, constructions d’églises, École cathédrale, Radio Notre-Dame, Séminaire diocésain, Fraternité Missionnaire des Prêtres pour la Ville, télévision KTO, Faculté Notre-Dame, Collège des Bernardins sont autant de ces projets dont l’articulation et la cohérence apparaissent à mesure qu’ils se développent. Il faut aussi évoquer les Journées Mondiales de la Jeunesse de Paris en 1997 et leur rayonnement tant en France que dans le monde et le lancement des Congrès pour l’évangélisation dont Budapest sera la prochaine étape en septembre 2007.
Cette activité était enracinée dans une vie de communion au Christ. Prêtre, puis évêque d’Orléans et Archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger fut vraiment un maître spirituel. Il ne fut pas seulement un prédicateur talentueux et écouté, il avait le souci de la qualité de la prière dans l’Église, jusque dans la perfection de la mise en œuvre liturgique, conscient que Dieu agit à travers les gestes et les signes donnés aux hommes. Les moins avertis pouvaient bien n’y voir qu’un travers de maniaquerie ; en fait, ce qui l’animait était le souci de vivre par la pureté et la beauté des signes le sens profond des rites et d’aider les fidèles à y entrer. Comment pourrions-nous l’oublier dans cette cathédrale dont il a souhaité et réalisé le réaménagement que nous voyons et où il a si souvent présidé la Messe dominicale, célébré la Messe chrismale, ordonné les prêtres et les diacres du diocèse ?
Soucieux d’encourager les prêtres dans l’engagement spirituel de leur ministère, il a renouvelé les propositions de retraite sacerdotale et mis en œuvre des « lundis de prière » où il aimait se joindre aux prêtres dans un climat de recueillement et de partage fraternel. Encore ne savons-nous rien du secret de sa prière et de sa relation personnelle avec Dieu. Mais on pressentait qu’elle était assez forte pour surmonter les fausses modesties et les craintes humaines quand il était convaincu que l’annonce de l’Évangile était en cause.
Au cours de l’année écoulée, l’aggravation de son état de santé l’a contraint à réduire ses activités et à servir d’une autre manière. De chacune des étapes, il a accueilli les symptômes avec lucidité et courage. Il a offert sans se plaindre la nécessité d’un temps de vie dans la dépendance de la maladie. Le véritable sacrifice offert à Dieu, ce fut d’accepter cette limitation avec sérénité.
Si le temps de l’historien n’est pas encore venu, nous sommes déjà dans le temps de l’action de grâce. Nous rendons grâce à Dieu d’avoir envoyé sur notre chemin un témoin tel que Jean-Marie Lustiger. Les fruits de son ministère parmi nous ne révèlent pas seulement une personnalité exceptionnelle ; ils sont à reconnaître avant tout comme des signes de l’œuvre de Dieu dans l’histoire humaine. Ils nous encouragent à comprendre comment nos limites et nos faiblesses, les difficultés rencontrées et les épreuves subies, sont autant d’occasions de reconnaître la puissance de Dieu agissant dans la faiblesse de ses serviteurs. Quelle que soit la valeur de la « poterie », pour reprendre l’expression de Paul, c’est de Dieu, – nous en sommes convaincus -, que vient la puissance extraordinaire du trésor qui nous est confié. C’est Dieu Lui-même qui se penche sur la faiblesse de ses serviteurs et de ses servantes pour les couvrir de l’ombre de son Esprit et les associer à l’enfantement mystérieux auquel participe la création tout entière.
Le 8 décembre 1979, lors de sa consécration épiscopale à Orléans, la liturgie de la fête de l’Immaculée Conception proposait le récit de l’Annonciation dans l’évangile selon saint Luc. Est-ce cette occasion providentielle ou un choix plus délibéré qui conduisit Jean-Marie Lustiger à prendre le message de l’ange comme une phrase de référence, sinon comme une devise : « Rien n’est impossible à Dieu ! » ? Toujours est-il qu’il aimait revenir à cette profession de foi en la puissance de Dieu à travers la faiblesse des comportements humains. Ses entreprises les plus hardies n’ont-elles pas été marquées par cette confiance que Dieu seul peut construire et conduire son Église selon sa volonté ? S’il s’émerveillait, ce n’était ni de la notoriété, des charges ou des honneurs, ni non plus des incompréhensions ou des jalousies, qui constituent la face visible de l’existence de quiconque approche des sommets des organisations humaines. Ce qui était la source de sa joie et de son action de grâce, c’était de voir que la Providence accomplissait son œuvre par des voies qui nous restent souvent mystérieuses mais que la foi apprend à reconnaître. Il ne recherchait pas l’approbation du monde, mais il cherchait toujours avec confiance et obstination à déchiffrer cet itinéraire par lequel Dieu veut conduire son Peuple.
Par le témoignage de sa vie, comme de celle de tant de disciples du Christ depuis deux mille ans, nous avons la preuve quotidienne que, vraiment, « rien n’est impossible à Dieu. » Ce qui a été vrai dans la vie de la Vierge Marie, ce qui a été vrai dans la vie de Jean-Marie Lustiger, est vrai aussi dans la nôtre et nous sommes donc appelés avec lui à reprendre à notre compte la réponse de Marie au message de l’ange : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta parole. »
+ André VINGT-TROIS
Archevêque de Paris