Lorsque chronos se transforme en kairos

P. Thomas Rosica

14 janvier 2019
Deuxième dimanche du Temps ordinaire, Année C - 20 janvier 2019
Isaïe 62,1-5
1 Corinthiens 12,4-11
Jean 2,1-11
L’évangile de dimanche dernier fut l’occasion de réfléchir au baptême de Jésus dans le Jourdain de même qu’à notre propre engagement baptismal. Dans l’Évangile de ce dimanche (Jean 2,1-11), les noces de Cana représentent une manifestation de la gloire de Dieu, la suite du thème de l’Épiphanie du Christ et l’inauguration de la mission divine sur terre par le Baptême de Jésus. Ce texte inspirant de la prière du soir (Vêpres) de la Fête de l’Épiphanie nous déclare : trois mystères distinguent ce jour saint; aujourd’hui, l’étoile mena les rois mages à l’enfant Jésus; aujourd’hui, l’eau se transforme en vin pour la fête du mariage; aujourd’hui, le Christ sera baptisé par Jean dans la rivière du Jourdain pour que l’on puisse obtenir le salut. Chaque événement est lié à une théophanie, par les preuves irréfutables d’une intervention divine, l’étoile, l’eau en vin, la voix des cieux, et la colombe.
Le récit de la fête des noces de Cana s’inspire tout probablement d’un événement réel de la vie de Jésus. Une lecture approfondie du texte nous permet de repérer l’œuvre de l’évangéliste Jean qui illustre cette situation en superposant de multiples sens symboliques. Aujourd’hui, nous observons l’eau transformée en vin, l’ordinaire qui se transforme en l’extraordinaire et les débuts d’une ère messianique. Le miracle de Cana anticipe la façon par laquelle Jésus accomplira sa mission en versant son sang sur la croix.
Éléments-clés du récit
Prenons en considération plusieurs éléments-clés de ce récit largement symbolique de cet évangile qui n’a aucun parallèle avec les autres passages de l’évangile. Le mot signe (semeion) est le terme symbolique de Jean qui renvoie aux exploits merveilleux de Jésus. Jean s’intéresse principalement au sens des signes (semeia), c’est-à-dire à la nouvelle façon dont Jésus intervient dans l’humanité. À Cana, le symbolisme et la réalité se font face. Plus précisément, le mariage humain de deux jeunes est l’occasion d’aborder une autre union, celle du Christ et de l’Église qui sera atteinte lors de « son heure » sur la croix. À Cana en Galilée, nous découvrons le premier signe lorsque Jésus manifeste sa gloire et que les disciples crurent.
La mère de Jésus
L’invité principal lors de ce mariage n’était pas Jésus lui-même, mais bien sa mère, et l’évangile nous raconte que Jésus était également là avec ses disciples (vv 1-2). On ne nomme jamais la mère de Jésus dans l’Évangile de Jean. Le titre Femme que Jésus utilise pour désigner sa mère est une forme de politesse normale, excepté pour sa propre mère. (Voir Jean 19,26 où on utilise Femme et Mère pour la désigner.)
Marie apparaît de façon symbolique; son rôle consiste à compléter celui des disciples. Elle est l’élément déclencheur du signe qui mène à l’expression de la foi des disciples. Ses paroles aux serviteurs lors du banquet nuptial : « Faites tout ce qu’il vous dira » (2,5) lancent une invitation à tous afin qu’ils deviennent le nouveau peuple de Dieu. Dans le quatrième évangile, à la fois à Cana et au calvaire, Marie symbolise non seulement sa relation maternelle et physique avec son fils, mais également son rôle largement représentatif de « Femme » et « Mère » du peuple de Dieu.
« Mon heure n’est pas encore venue » fut la réponse de Jésus à la demande de Marie. Autrement dit, le temps de manifester pleinement sa gloire n’était pas encore venu. Elle se révélerait sur la croix. Cependant, les paroles de Jésus adressées à Marie ne sont pas la seule indication de ce dont il s’agit réellement. Le miracle en soi, c’est-à-dire la transformation de l’eau en vin, signifie que l’Ancienne Alliance entre le ciel et la terre sera changée en une chose entièrement nouvelle. Une situation malheureuse s’est transformée au moment où Marie prononça ces paroles à son fils. Lors de la fête des noces, le miracle eut lieu dès que Jésus s’adressa aux serviteurs.
L’heure
Un aspect important du récit de Cana est l’usage et le sens du mot « heure ». Dans le Nouveau Testament, le mot grec hora qui signifie heure, est généralement utilisé au sens du temps kairos plutôt que du temps chronos : « Mais l’heure (hora) vient – et c’est maintenant – où les vrais adorateurs […] » (4,23-24). On utilise le terme hora dans plusieurs récits des merveilles de Dieu afin d’identifier le moment de guérison et dans ces cas, on le traduit habituellement de façon instantanée. « L’heure » que Jésus mentionne à Cana est celle de sa passion, sa mort, sa résurrection, et son ascension (Jean 13,1).
D’un côté, le temps chronos est la mesure de circonstances ordinaires qui donne la fausse impression que nous pouvons le gérer. Nous pouvons l’inscrire dans nos Blackberry, nos iPhone, et nos agendas pour ensuite nous en occuper selon nos propres termes.
D’un autre côté, le temps kairos représente la discontinuité, c’est-à-dire un obstacle inattendu qui se dresse sur un parcours prévu et oblige la personne de s’adapter à de nouvelles réalités. L’heure de Jésus, le temps convenu ou le moment kairos, est apparu avant qu’il ne le veule ou ne s’y attende. Jésus avait un horaire en tête, mais les circonstances l’ont obligé à prendre une autre direction.
Les noces de Cana
Ce passage symbolique de l’Évangile comporte plusieurs niveaux d’interprétation. Un angle de vision consiste en une description du contraste entre ce que Jésus allait offrir et l’insuffisance du judaïsme. Selon cette hypothèse, le judaïsme se serait épuisé, asséché ou vidé. Ainsi, le vin raffiné du christianisme allait justement évincer l’eau ordinaire du judaïsme.
Une deuxième interprétation tient compte de la joie qui caractérise le règne émergeant de Dieu. Jésus a eu l’occasion de se présenter au peuple rassemblé par la joie de l’union de deux vies. Cette révélation du Seigneur s’est avérée une fête parmi une fête, une célébration parmi une célébration, un mariage parmi un mariage. Cette perspective s’ancre fermement dans la tradition juive où les mariages sont des moments sacrés. La première lecture de la liturgie d’aujourd’hui tirée d’Isaïe 62, commence par une métaphore sur le mariage; la légitimation du divin signifiera que Juda ne sera plus abandonnée ou désolée; Juda sera l’épouse de nul autre que du Saint d’Israël.
La troisième et probablement la nuance symbolique la plus profonde montre à quel point la perturbation du temps chronos peut se transformer en une situation de temps kairos. Jésus s’attendait à un moment apparent qu’il pourrait facilement identifier et ainsi, gérer. Mais son hora s’est plutôt présentée de façon inattendue. Il fut ainsi forcé par les circonstances et par la persistance de sa mère.
Jésus offre une vie nouvelle à ces noces de Cana. Il n’offre pas le vin de qualité au commencement alors que leurs papilles sont éveillées, mais plutôt lorsque la fête bat son plein. Le Jésus de l’évangile de Jean a gardé le bon vin jusqu’au moment de la première révélation de sa gloire (v 10). C’était une manifestation ou une épiphanie qui devait être célébrée plus tard dans l’Église telle que l’Épiphanie de la fête de Dionysos. Le 6 janvier de notre calendrier actuel célébrait, dans le monde grec, le dieu Dionysos qui a transformé l’eau en vin.
Quand nos moments de Chronos deviennent des moments de Kairos
Il nous arrive trop souvent dans nos vies individuelles et communautaires, dans nos divers ministères, nos paroisses et notre quotidien, d’avancer d’un pas lourd de jour en jour puis de vivre avec un sentiment de désespoir, de monotonie ou de lourdeur. Nous sommes ainsi coincés dans un temps chronos où nous n’arrivons pas à percevoir la façon dont Dieu tente de mettre fin à l’ordinaire pour transformer notre existence et notre histoire en extraordinaire. Le Seigneur nous invite à le laisser remplir de vin nouveau, les structures et les jarres de notre existence. Lorsque nous écoutons le Seigneur et nous faisons tout ce qu’il nous demande, l’ordinaire dans nos vies devient l’extraordinaire, les jarres vides se remplissent de ce vin nouveau et nous devenons « fête » les uns pour les autres.
L’épisode de l’Évangile de Cana offre au couple une solution pour ne pas se retrouver dans une telle situation ou s’en sortir, le cas échéant : inviter Jésus à son mariage. Ce qui s’est passé lors du mariage de Cana survient dans tous les mariages. Le début est marqué d’enthousiasme et de joie (représenté par le vin), mais l’enthousiasme initial tout comme le vin à Cana, diminue avec l’écoulement du temps. Enfin, les choses ne sont plus effectuées par joie et par amour, mais par habitude et routine. Si nous n’y portons pas attention, un nuage d’ennui assombrira nos vies par la tristesse et la morosité.
Malheureusement, on peut ajouter que ces couples « n’ont plus de vin ».
Ce remarquable récit de l’évangile ne porte ni sur une intercession de Marie ni sur un reproche de Jésus envers sa mère. En fin de compte, le récit touche la révélation de la gloire masquée de Jésus, le fils d’une famille ordinaire lors d’une fête. Il ne s’agit certainement pas de consommation excessive pendant les mariages juifs ! Le récit ne porte pas sur les normes, les traditions et les règles de vie familiale. Il n’est même pas question de mariage ou encore de judaïsme considéré comme étant vide et de christianisme comme étant plein.
La narration de Jean de la noce à Cana nous invite sérieusement à nous pencher sur la question du maître de la fête qui donne un ordre : « remplissez d’eau ces jarres » et vous pourrez renouveler votre propre vie. Notre heure viendra lorsque le moment kairos se présentera à l’intersection même de notre planification bâclée et de notre ouverture au Divin. Le récit de Cana nous apprend que le Messie de ce monde a dû adapter son horaire quand les événements ont pris une tournure surprenante. Ce déroulement raconté par Jean nous montre sa flexibilité spirituelle. Comment peut-on transformer notre temps chronos en kairos ; une véritable percée et un moment d’espoir, de promesses et de nouvelles possibilités ?
Aujourd’hui, implorons le Seigneur et sa Mère afin de devenir de bons serviteurs prêts à faire tout ce que nous demande Jésus et désireux de partager le vin qu’il nous offre. Lorsque nous écoutons le Seigneur et nous faisons tout ce qu’il nous demande, l’ordinaire dans nos vies devient l’extraordinaire, les bassins vides se remplissent de ce vin nouveau, nos moments de Chronos deviennent des moments de Kairos. Ainsi, nous devenons littéralement fête les uns pour les autres.
(Image : Les Noces de Cana par Bartolomé Esteban Murillo)